top of page

Banksy avait-il le droit de détruire sa toile ?

Dernière mise à jour : 29 août 2019


C’est un grand « coup d’artiste » qu’a réalisé Banksy à la maison d’enchères Sotheby’s de Londres le 5 octobre 2018. Au coup de marteau du commissaire-priseur adjugeant le tableau « Girl with balloon » pour 1,042 millions de livres à une collectionneuse anonyme (soit plus de 1,2 millions d’euros), la déchiqueteuse cachée dans le cadre du tableau s’est activée pour déchirer le dessin sous les yeux d’une audience médusée.


L’opération orchestrée par Banksy lui-même avait pour but de dénoncer la marchandisation de l’art en ridiculisant la maison d’enchères et l’acheteur. Au final l’œuvre a pris de la valeur et entame une tournée d’expositions dans des musées allemands où des milliers de touristes pourront se faire prendre en photo à côté d’elle.


Cette provocation militante de l’artiste offre l’occasion de s’amuser en revenant sur différents éléments de droits d’auteur. On reviendra d’abord sur la notion du droit de suite applicable au milieu des enchères, on pourra également se demander si Banksy avait le droit de détruire son œuvre et, pour terminer, on s’interrogera sur la nature juridique de cette œuvre particulière.


Le droit de suite :


Lorsqu’une maison d’enchères vend une œuvre encore sujette au droit d’auteur, elle doit s’acquitter d’une somme – un pourcentage du produit de la vente – auprès de son auteur. Si l’histoire ne dit pas si Banksy a laissé ses coordonnées bancaires à Sotheby’s, il est intéressant de revenir sur cette notion qui a récemment connu une précision jurisprudentielle importante.


Le droit de suite est une invention française. Introduit pour la première fois par une loi du 20 mai 1920, il a été européanisé par la directive n° 2001/84/CE. Il a été imaginé pour rétablir une forme d’équilibre entre les artistes. En effet, contrairement aux compositeurs ou écrivains qui peuvent vendre de multiples copies de leurs œuvres sans contrainte, l’auteur d’œuvres graphiques ou plastiques originales est beaucoup plus limité.

Ainsi l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) prévoit que le droit de suite est « un droit inaliénable de participation au produit de toute vente d’une œuvre après la première cession opérée par l’auteur ou par ses ayants droit, lorsque intervient en tant que vendeur, acheteur, ou intermédiaire un professionnel du marché de l’art ». La partie règlementaire du Code précisant les modalités de calcul, retenons simplement qu’il s’applique pour les œuvres vendues plus de 750 euros et qu’il est plafonné à 12 500 euros.


Un contentieux relatif au droit de suite a été récemment tranché par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation [1]. L’alinéa 3 de l’article L. 122-8 précise que « le droit de suite est à la charge du vendeur ». Il était demandé à la Cour si cette disposition était impérative ou si elle pouvait être contractuellement mise à la charge de l’acheteur. L’arrêt rendu le 9 novembre 2018 énonce que « ne relève pas de l’ordre public économique de direction, la règle énoncée à l’article L. 122-8, alinéa 3, du Code de la propriété intellectuelle, qui résulte de la transposition de l’article 1er paragraphe 4, de la directive 2001/84/CE ». Il est donc possible d’aménager contractuellement le droit de suite.

Pour terminer, notons que si le droit de suite a été introduit dans l’ensemble des droits des pays membres de l’Union européenne par leur transposition de la directive, l’Angleterre, à la suite du Brexit, pourrait choisir de supprimer le sien [2].


La destruction illicite (?) d’une œuvre par son auteur :


Un élément clé de la compréhension du droit d’auteur est la distinction faite entre l’œuvre en elle-même, immatérielle par nature, et son support. C’est ce que rappelle l’article L. 111-3 alinéa premier du CPI : « la propriété incorporelle […] est indépendante de la propriété de l’objet matériel ». Si cette distinction est facilement comprise pour ce qui concerne les œuvres musicales et littéraires, « l’appréhension des œuvres graphiques et plastiques par le droit d’auteur reste imparfaite et grevée par la propriété du support » [3]. L’œuvre du peintre se confond avec le support sur lequel elle s’exprime : le tableau.


Dès lors on peut s’interroger : en partant de l’hypothèse que Banksy n’avait pas cédé ses droits d’auteur sur son « Girl with balloon », mais seulement la propriété matérielle du support (à savoir le papier sur lequel elle est représentée avec son cadre), n’étant plus propriétaire du support, avait-il le droit de le déchiqueter ?


Un arrêt du 20 juin 2018 rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation apporte quelques éléments de réponse [4]. Dans cette espèce, un barman avait réalisé différents panneaux décoratifs placés en vitrine de l’établissement sur lesquels il a ajouté, suite à son licenciement, des dessins de sexes masculins.


Pour rendre sa décision, la Cour a procédé en trois étapes :

  • Il fallut dans un premier temps déterminer à qui revenait le droit de propriété des supports. La Cour a ici conclu que c’était l’établissement qui en était propriétaire. Dans « l’affaire Banksy », c’est quelques secondes après que le marteau ait scellé la fin de l’enchère que l’œuvre s’est autodétruite. Il semble que c’était bien l’heureuse acheteuse qui était propriétaire du tableau au moment de son passage dans la déchiqueteuse. Après qu’aient été déterminés les droits de propriété relatifs au support de l’œuvre, il faut déterminer si sa dégradation par son créateur constitue une atteinte au droit des biens ou si elle est autorisée par le droit d’auteur.

  • Dans le cadre du droit pénal, il est retenu, contre le salarié licencié, l’application de l’article 322-1 du Code pénal établissant que « la destruction, la dégradation ou la détérioration d'un bien appartenant à autrui est punie de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende, sauf s'il n'en est résulté qu'un dommage léger », étant entendu que le propriétaire des supports n’a pas donné son autorisation. La solution est ici transposable à notre affaire.

  • Enfin, la Cour jugera que le droit d’auteur ne pourra pas apporter de secours au délinquant. La Cour de cassation reconnait l’existence d’une cession tacite d’un droit d’utilisation publique des œuvres (une des composantes du droit d’auteur) par le créateur à l’établissement, pour justifier l’interdiction faite à l’auteur la modification de ses œuvres sans l’autorisation de leur propriétaire. Il semble ici plus délicat de transposer la solution à notre situation. On sait peu de choses sur le contrat de cession liant Banksy au premier propriétaire (il aurait donné l’œuvre à un ami). Avait-il autorisé, même tacitement, sa communication au public, sa vente ? Conformément au principe de spécialité des cessions en matière de droit d’auteur, où l’on ne cède une œuvre que pour une utilisation bien précise, on ne peut affirmer dans un sens comme dans l’autre que Banksy avait, ou non, cédé la part de ses droits d’auteur lui interdisant par la suite de détruire son œuvre.

Bien qu’il ne soit pas possible de l’affirmer avec certitude, il est possible que Banksy se soit rendu coupable de dégradation sur son œuvre en la déchirant sans l’autorisation de son propriétaire que l’on se situe sur le terrain du droit pénal ou sur celui du droit de propriété intellectuelle.


La création d’une nouvelle œuvre :


En détruisant son œuvre, Banksy en a créé une nouvelle. « Girl with balloon » est devenue « Love is in the bin ». Plusieurs interprétations sont possibles : soit la première œuvre a été transformée en une nouvelle œuvre ; soit la deuxième œuvre est constituée par l’acte de destruction en lui-même et le dessin déchiré n’en est que le résultat. Mais ici, la distinction n’a pas vraiment d’importance.


En effet, dans notre affaire, s’attarder sur le processus créatif de l’œuvre revient à s’interroger sur le respect, ou non, du droit moral de l’auteur. Ce droit est défini à l’article L. 121-1 du CPI comme la jouissance par l’auteur « du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre » en précisant que « ce droit est attaché à sa personne » et qu’«il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible ».


Il paraît en découler qu’un auteur dispose de l’usus, du fructus et de l’abusus sur ses droits moraux. Il peut donc changer le nom ou la nature même d’une de ses œuvres selon son bon plaisir. Enfin, on comprend pourquoi on ne peut parler d’«œuvres dérivées» ou « composite » pour lesquelles il faut que les modifications apportées à l’œuvre préexistante ne soient pas du fait de son auteur [5].


 

[1] Cass. ass. plén., 9 nov. 2018, n° 17-16.335, FS-P+B.


[2] P. NOUAL, L’acheteur peut aussi supporter la charge du droit de suite : retour sur une tragi-comédie juridique en cinq actes, RLDI dec. 2018, n°154, p. 9.


[3] P. MOURON, Quid des dégradations effectuées par un auteur sur ses propres œuvres ?, RLDI janv. 2019, n°155, p. 23.


[4] Cass. crim., 20 juin 2018, n° 17-86.402.


[5] Article L.113-2 du CPI.



réf. : HERPIN (F.), "Banksy avait-il le droit de détruire sa toile ?", Doctrin'Actu février 2019, art. 37

Rechercher un article, un dossier, une notion, une jurisprudence, etc...

bottom of page