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Justice amiable / Justice numérique : de la contradiction à la conciliation

Dernière mise à jour : 16 mai 2020


Dans le prolongement de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle [1] qui promeut une justice au plus près des citoyens, le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice privilégie une justice tournée vers l’amiable [2]… et le numérique.


Observons qu’aujourd’hui le numérique – le champ et la vélocité des potentialités qu’il permet – devance parfois nos constructions psycho-sociales à tel point qu’il nous paraît difficile voire compliqué de s’adapter à de telles évolutions. En effet, l’outil algorithmique semble pouvoir nous échapper et cette possibilité de dessaisissement n’est pas pour rassurer le juriste. Une fois associé le numérique à l’amiable, un paradoxe apparaît. Si la justice amiable est tournée vers l’humain, la proximité et la consolidation ou la réparation du lien social, en revanche, la justice numérique se construit sur l’immatériel, le désincarné et l’impersonnel. Est-ce à dire qu’il existerait une contradiction entre ces « deux justices » ? Doit-on craindre que la justice numérique, par l’intermédiaire des services proposés par les legal tech, ne soit qu’une préfiguration d’une véritable justice prédictive dans laquelle le juge ou le tiers médiateur ou conciliateur serait relégué par le logiciel, le droit supplanté par la technique ? Ne risque-t-on pas une uniformisation et une standardisation des solutions juridiques faisant fi des subtilités et des singularités humaines si chères à la justice amiable ?


Alors que les modes de résolution des litiges en ligne sont apparus très récemment dans le paysage juridique français, les modes amiables sont consacrés en droit interne depuis maintenant plusieurs années. Ces derniers renvoient principalement [3] à la conciliation et à la médiation – conventionnelles et judiciaires, auxquels s’est récemment ajoutée la procédure participative, introduite en droit français par la loi du 22 décembre 2010 :


  • Le décret n° 2012-66 du 20 janvier 2012 relatif à la résolution amiable des différends a créé un article 1530 dans le Code de procédure civile qui définit la médiation et la conciliation conventionnelles, c’est-à-dire en dehors des tribunaux, en application des articles 21 et 21-2 de la loi du 8 février 1995, comme un processus structuré, par lequel deux ou plusieurs parties tentent de parvenir à un accord, en dehors de toute procédure judiciaire en vue de la résolution amiable de leurs différends, avec l'aide d'un tiers choisi par elles qui accomplit sa mission avec impartialité, compétence et diligence.

  • Au sein des tribunaux, en application du principe général formulé à l'article 21 du Code de procédure civile, il entre dans la mission du juge de concilier les parties. Le juge apparaît en quelque sorte comme le premier conciliateur judiciaire. Il peut également déléguer cette mission de conciliation à un tiers. Depuis la loi n° 95-125 du 8 février 1995, il peut en outre proposer une médiation judiciaire [4].

  • La procédure participative assistée par avocat a été introduite en droit français par la loi n°2010-1609 du 22 décembre 2010, ayant modifié les articles 2062 à 2068 du Code civil et également règlementé par les articles 1542 à 1564 introduits dans le Code de procédure civile par le décret 2012-66 du 20 janvier 2012. Cette nouvelle procédure est définie à l’article 2062 du Code civil – modifié par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 (article 9) – comme « une convention par laquelle les parties à un différend s'engagent à œuvrer conjointement et de bonne foi à la résolution amiable de leur différend ou à la mise en état de leur litige ». Afin de permettre un recours élargi à ce mode conventionnel de résolution des différends, il est désormais autorisé d’y recourir y compris quand un juge est déjà saisi.


Cette justice qualifiée d’amiable – amicale si on se réfère à sa racine latine [5]– semble parée de toutes les vertus : elle serait plus « douce » et moins coûteuse et surtout elle contribuerait à rétablir la paix sociale et à restaurer la cohésion dans les rapports interpersonnels.


Elle bénéficie par conséquent, à l’instar de la législation européenne [6], de la faveur du législateur français. Ainsi, pour les « petits » litiges, une tentative de conciliation est désormais obligatoire avant la saisine du tribunal d’instance à peine d’irrecevabilité [7]. En outre, dans les tribunaux de grande instance, la saisine du juge par le ou les parents doit être précédée d’une tentative de médiation familiale, cette médiation préalable obligatoire étant établie à titre expérimental (article 7). De manière plus innovante encore, le droit administratif, branche du droit dans laquelle l’État est pourtant classiquement interventionniste, n’échappe pas aux atours de la justice amiable avec l’introduction de la médiation administrative [8] par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle précitée (article 5). Par suite, une médiation préalable obligatoire est prévue pour certains litiges relevant de l’ordre administratif,à titre expérimental.


Aussi, le Titre II du Projet de loi de programmation pour la justice s’ouvre sur un chapitre intitulé « Développer la culture du règlement amiable des différends » œuvrant à étendre davantage le recours à l’amiable afin de solutionner les conflits.


Parallèlement à cette culture de l’amiable qu’il faudrait développer que l’on soit juge, justiciable ou conseil, émerge de nouvelles techniques numériques dont la justice devrait se saisir. Ici, l’Institut Montaigne propose de transformer la justice grâce au numérique [9], là la transformation numérique est érigée au premier rang des cinq chantiers de la Justice présentés à la Chancellerie le 15 décembre 2018.


Plus encore, justice amiable et justice numérique devraient fonctionner de concert, une véritable justice amiable numérique se profilant alors.


Ces évolutions numériques sont naturellement encadrées par les règles de droit. C’est en ce sens que le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice 2018 a accentué les exigences à l’égard des personnes physiques ou morales qui concourent à la fourniture ou au fonctionnement des services de résolution des litiges en ligne, ceux-ci devant accomplir« leur mission avec impartialité, indépendance, compétence et diligence », l’article 226-13 du code pénal relatif à l’atteinte au secret professionnel leur étant applicable[10]. Gageons que la version définitive du texte manifestera une réelle prudence à l’égard de cette justice amiable # numérique en devenir notamment en maintenant le refus d’un règlement amiable en ligne exclusivement au moyen d’un algorithme.


Au-delà de cette contradiction apparente entre l’univers de l’amiable et celui du numérique, une conciliation nous paraît donc envisageable, ou à tout le moins souhaitable. En effet, le numérique au service de la Justice, doit être placé sous l’égide des libertés et droits fondamentaux afin de garantir une résolution équitable et humaine des différends.


 

[1] https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2016/11/18/2016-1547/jo/texte


[2] Projet de loi présenté en Conseil des ministres du 20 avril 2010, adopté en première lecture par l’Assemblée nationale, avec modifications, le 11 décembre 2018 après avoir été adopté en première lecture par le Sénat, avec modifications, le 23 octobre 2018 ; déposé le jeudi 13 décembre 2018 et renvoyé à la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République.


[3] Il existe d’autres modes amiables de règlement des différends tels que le mini-trialet le med-arbmais ces procédures principalement inspirées du droit américain et non codifiées se développent plus difficilement en Europe. Aussi, le droit collaboratif qui a été mis en œuvre aux Etats-Unis à partir des années 1990 et qui émerge en France, est une méthode de règlement amiable des différends qui tend à permettre à deux parties opposées, avec l’aide de leurs avocats, une négociation raisonnée de leurs intérêts.


[4] Articles 131-1 à 131-15 du Code de procédure civile.


[5] Amiable, du latin amicabilis, qui correspond à la conciliation d’intérêts opposés (de amicus qui signifie ami).


[6] Directive 2008/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 sur certains aspects de la médiation en matière civile et commerciale, transposée en droit interne Ordonnance n° 2011-1540 du 16 novembre 2011


[7]  Article 4 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle [dans sa rédaction actuellement en vigueur] dispose : « à peine d'irrecevabilité que le juge peut prononcer d'office, la saisine du tribunal d'instance par déclaration au greffe doit être précédée d'une tentative de conciliation menée par un conciliateur de justice, sauf : 1° Si l'une des parties au moins sollicite l'homologation d'un accord ; 2° Si les parties justifient d'autres diligences entreprises en vue de parvenir à une résolution amiable de leur litige ; 3° Si l'absence de recours à la conciliation est justifiée par un motif légitime. »


[8] Articles L213-1 à L213-10 du Code de justice administrative. La médiation administrative peut se dérouler tant en dehors du cadre juridictionnel qu’en son sein y compris devant le Conseil d’État.


[9] Rapport « Justice : faites entrer le numérique », sous la direction de G. Canivet, Institut Montaigne, nov. 2017.


[10] Article 3 du Projet de loi, ajoutant des articles 4-1 à 4-7 après l’article 4 de la loi n° 2016-1547 dite loi « J21 », enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 13 décembre 2018 



réf. : ÉLÉORE-CLÉMENCE (C.), "Justice amiable / Justice numérique : de la contradiction à la conciliation", Doctrin'Actu janvier 2019, art. 20

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