La responsabilité contractuelle in solidum : redécouverte et précisions

Résumé : Peu enseignée et donnant lieu à quelques arrêts épars, la responsabilité contractuelle in solidum fait figure à part vis-à-vis de son homologue extracontractuel. L’occasion se présente alors dans ces lignes d’indiquer qu’une condition supplémentaire est potentiellement exigée pour appliquer cette responsabilité contractuelle in solidum et que celle-ci possède un régime juridique sensiblement différent même si l’effet principal est identique : chaque coauteur du dommage est obligé d’en répondre pour le tout.
1. Présentation. L’obligation in solidum constitue l’une des créations prétoriennes les plus connues en droit de la responsabilité civile. Apparue à la fin du XIXe siècle[1], elle est une exception au principe de division de l’obligation contenu dans le nouvel article 1309 du Code civil. Selon ce dernier, lorsque qu’au minimum deux débiteurs sont tenus d’une même obligation, chacun n’est tenu que pour sa part. Le créancier qui dispose de plusieurs débiteurs ne peut donc réclamer à chacun que sa part dans la dette et non la totalité[2]. Dans l’obligation in solidum, c’est l’exact opposé : le créancier peut réclamer la totalité de la dette à chacun des codébiteurs, selon un choix discrétionnaire. La raison d’être d’une telle exception est évidente : avec celle-ci, la victime ne supporte pas le risque d’insolvabilité de l’un des coauteurs. Autrement dit, si la victime subit un dommage causé par plusieurs coauteurs mais que l’un d’eux est insolvable, son dommage sera entièrement réparé avec le mécanisme d’obligation in solidum alors que le principe de division l’aurait empêché.
Cette obligation in solidum a donc un effet principal identique à la solidarité[3], raison pour laquelle elle est parfois appelée « solidarité imparfaite »[4]. D’ailleurs, la Cour de cassation a précisé que l’emploi, par les juges du fond, du mot « solidarité » au lieu des termes « obligation in solidum » n’est pas un motif de cassation de l’arrêt d’appel[5]. En clair, il n’est pas nécessaire d’être trop tatillon puisqu’in fine, le résultat principal est le même : les codébiteurs, auteurs du même dommage, sont chacun obligés pour le tout.
Si cette obligation in solidum est très bien connue en responsabilité civile extracontractuelle[6], elle n’apparaît que très peu dans les ouvrages relatifs à la responsabilité civile contractuelle. Pourtant, il est tout à fait possible d’avoir une responsabilité contractuelle in solidum. La Cour de cassation est même allée plus loin : elle a accepté qu’une obligation in solidum lie deux auteurs alors que l’un est tenu d’une responsabilité contractuelle et l’autre d’une responsabilité extracontractuelle[7]. L’on serait donc ici en présence d’une responsabilité mixte in solidum. Cette dernière ne retiendra pas l’attention et le propos se concentrera sur les spécificités de la responsabilité contractuelle in solidum, au stade tant des conditions (I) que des effets (II).
I. Les conditions de la responsabilité contractuelle in solidum
2. Reprises des conditions de la responsabilité extracontractuelle in solidum. Les conditions de la responsabilité extracontractuelle in solidum sont connues : plusieurs coauteurs doivent avoir causé le même dommage. Ces conditions doivent également être respectées dans le cas de la responsabilité contractuelle in solidum : il faut un minimum de deux coauteurs et une unicité du dommage.
3. Refus d’exiger des contrats distincts. Mais lorsqu’il s’agit de la responsabilité contractuelle in solidum, une question supplémentaire se pose : les coauteurs doivent-ils être tenus en vertu de contrats distincts ?
Certains auteurs répondent à cette question par l’affirmative[8] avec un raisonnement simple. Si les coauteurs sont liés à la victime par le même contrat, alors ils sont tenus d’une obligation unique et de deux choses l’une : soit l’obligation est expressément solidaire, ce qui signifie qu’il y a une solidarité conventionnelle. Il n’y a donc aucun intérêt à créer une obligation in solidum par-dessus la solidarité, la première possédant moins d’effet que la seconde. Soit l’obligation n’est pas expressément solidaire et elle ne peut alors qu’être conjointe. L’on retourne ainsi au principe de division et chaque coauteur devra indemniser pour sa part.
Cette analyse est erronée. Premièrement, elle repose sur le postulat que si les coauteurs sont tenus du même contrat, alors ils doivent exécuter la même obligation. C’est inexact parce qu’il est parfaitement possible que plusieurs débiteurs d’un même créancier soient tenus d’obligations distinctes en vertu d’un même contrat. Par exemple, en vertu d’un contrat de société, le dirigeant et la personne morale peuvent être tenus d’obligations distinctes qui résultent du seul contrat de société. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation a déjà consacré une responsabilité contractuelle in solidum alors que les coauteurs étaient tenus, en vertu d’un même contrat, d’obligations différentes[9]. Il est néanmoins vrai que les hypothèses les plus fréquentes concernent des coauteurs tenus par des contrats distincts envers la victime[10].
Deuxièmement, cette analyse procède d’une confusion entre l’obligation contractuelle initiale et l’obligation extracontractuelle de réparer le dommage que doivent les codébiteurs. Lorsque l’obligation initiale est solidaire, l’obligation de réparer le dommage l’est également : l’ordonnance du 10 février 2016 a entériné cette solution à l’article 1319 du Code civil. Mais lorsque l’obligation initiale est conjointe, rien n’empêche la jurisprudence de créer une obligation in solidum de réparer le dommage. L’admettre semblerait même logique et un exemple peut le démontrer. Deux codébiteurs doivent verser chacun une somme d’argent égale à un créancier selon une obligation unique de paiement. L’un est insolvable et l’autre ne veut pas payer puisque son codébiteur ne le peut pas. Le créancier va alors agir en responsabilité contractuelle envers les deux codébiteurs car chacun a causé son entier dommage, en le supposant prévisible. Si l’obligation de réparer le dommage était conjointe comme l’obligation contractuelle initiale, le créancier sera donc en mauvaise posture : il n’obtiendrait pas réparation intégrale de son dommage prévisible mais seulement la moitié. Dans cette hypothèse, ne devrait-on pas reconnaître une obligation in solidum de réparer le dommage, afin que le créancier puisse réclamer l’intégralité des dommages-intérêts au seul coauteur solvable qui refuse de payer ? L’idée est possible mais très incertaine notamment du fait que l’obligation in solidum a été admise de façon très circonstanciée : admettre sa généralisation en-dehors de la responsabilité civile serait dangereux. Mais le raisonnement vaut tout de même. En clair, il ne faut pas confondre l’obligation contractuelle que doivent initialement les codébiteurs et l’obligation extracontractuelle de réparer le dommage. Si la première est solidaire, la seconde l’est également ; mais si la première est conjointe, la seconde pourrait être in solidum.
In fine, faut-il donc que les coauteurs soient tenus en vertu de contrats distincts pour admettre la responsabilité contractuelle in solidum ? La réponse est bien évidemment négative.
4. Coauteurs tenus d’obligations distinctes ? Si les coauteurs responsables in solidum peuvent être tenus en vertu d’un contrat unique, faut-il qu’ils soient tenus d’obligations distinctes ? La réponse est ici incertaine et dépend du fait de savoir si l’obligation de réparer le dommage doit être ou non conjointe quand l’obligation contractuelle initiale l’est.
Si l’obligation de réparer le dommage est conjointe comme l’est l’obligation contractuelle initiale, alors il est évident que l’on ne peut reconnaître une responsabilité contractuelle in solidum que lorsque les coauteurs sont tenus d’obligations distinctes. C’est évident : si l’obligation de réparer le dommage est conjointe comme l’obligation contractuelle initiale, alors les coauteurs, tenus d’une obligation unique, devront indemniser chacun pour leur part. Par conséquent, il ne sera possible de leur imposer une obligation in solidum que lorsqu’ils seront tenus d’obligations distinctes. En revanche, si l’obligation de réparer le dommage peut ne pas être conjointe quand l’obligation contractuelle initialement due l’est, alors il est possible de reconnaître une responsabilité contractuelle in solidum quand les coauteurs sont tenus de la même obligation.
Répondre à cette question est difficile pour deux raisons. En premier lieu, la jurisprudence ne s’est jamais prononcée en faveur d’une obligation in solidum de réparer le dommage pour deux coauteurs tenus de la même obligation. En second lieu, la comparaison semble difficile avec la responsabilité extracontractuelle puisqu’il n’y a pas d’obligation initialement due dans la responsabilité civile extracontractuelle. On ne saurait prétendre que l’auteur d’un dommage en responsabilité extracontractuelle est tenu initialement d’une obligation légale de comportement prudent et diligent. En effet, non seulement on ignore qui serait le créancier d’une telle obligation de comportement, mais surtout cette obligation ne pourrait être sujette qu’à une seule sanction, la responsabilité. En outre, cette obligation serait éternelle car elle n’admettrait pas de paiement[11] : l’obligation existerait toujours quand bien même l’on se comporterait prudemment et diligemment ad vitam æternam. En réalité, le comportement que doit respecter toute personne dans la société, à peine d’engager sa responsabilité, n’est pas une obligation mais un devoir[12]. Le devoir est une règle de comportement que toute personne doit respecter sous peine de commettre une faute engageant sa responsabilité[13]. En bref, la comparaison avec la responsabilité extracontractuelle in solidum est impossible car il n’y a pas d’obligation initialement due par les coauteurs.
II. Les effets de la responsabilité contractuelle in solidum
5. Possible exclusion conventionnelle ? Dans la responsabilité extracontractuelle, il est évident que l’obligation in solidum s’applique dès lors que les conditions sont réunies. Dans la responsabilité contractuelle, est-il possible d’écarter conventionnellement le jeu de l’obligation in solidum ? Autrement dit, il faut déterminer si l’obligation in solidum est ou non d’ordre public.
La Cour de cassation a tout d’abord refusé d’admettre que l’exclusion conventionnelle de la solidarité avait un effet sur l’obligation in solidum[14]. Des auteurs ont alors pensé que l’obligation in solidum était d’ordre public[15]. Mais finalement, la Cour de cassation a admis qu’il était possible d’exclure conventionnellement l’obligation in solidum[16]. Cette solution se comprend parfaitement. Les contractants sont parfaitement libres de régir les conséquences d’une potentielle inexécution. Libre à eux, donc, d’exclure la responsabilité contractuelle in solidum. Il y a donc là une différence avec la responsabilité contractuelle solidaire : celle-ci doit être expressément prévue[17] alors que la responsabilité contractuelle in solidum ne le nécessite pas.
6. Impact d’une clause limitative de responsabilité. Dans la responsabilité contractuelle, il est parfaitement possible de prévoir des clauses limitatives de responsabilité[18]. Reste à déterminer l’impact de la clause limitative de responsabilité qui ne concernerait qu’un seul coauteur.
La Cour de cassation a décidé que ladite clause ne pouvait pas être opposée au stade de la contribution à la dette[19]. A contrario, cette clause est donc opposable au créancier victime. Mais il y a là une incohérence. Le coresponsable bénéficiaire de ladite clause va être dans une position bien plus favorable que le créancier victime : il peut lui opposer la clause alors que ses codébiteurs ne peuvent pas l’opposer audit coresponsable.
Finalement, cette incohérence met en lumière le fait que la notion de responsabilité contractuelle in solidum, qui intéresse si peu les ouvrages et cours de droit, renferme encore des problèmes à résoudre.
[1] La Cour de cassation prononça d’abord une condamnation solidaire (Cass. req., 15 janv. 1878 : DP 1878, 1, p. 152 ; S. 1878, 1, p. 293). La solidarité ne se présumant pas, la cour décida ensuite de créer une obligation au tout des coresponsables (Cass. civ., 11 juill. 1892 : GAJ Civ., t. 2, Dalloz, 13e éd., 2015, n° 258), qu’elle appela « obligation in solidum » (Cass. civ., 20 mai 1935 : DH 1935, p. 394). [2] Par ex. : Cass. 1re civ., 13 déc. 1988, n° 87-10.269 : Bull. civ., I, n° 362, p. 245. [3] La différence entre l’obligation in solidum et la solidarité réside dans les effets secondaires de celle-ci, qui sont absents dans l’obligation in solidum. [4] IOANID N., De la solidarité imparfaite, thèse, Arthur Rousseau, 1902. [5] Cass. mix., 26 mars 1971 : JCP G 1971, II 16762. [6] V. par exemple les longs développements qui y sont consacrés dans : BRUN P., Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, 5e éd., 2018, nos 586 et s., p. 404 et s. [7] Cass. 3e civ., 11 juin 1976, n° 75-10.491 : Bull. civ., III, n° 260, p. 200. [8] DESHAYES O., « La responsabilité contractuelle in solidum », RDC 2016, p. 21. [9] Cass. 1re civ., 28 mars 1995, n° 93-10.894 : Bull. civ., I, n° 146, p. 104. [10] Par ex. : Cass. 3e civ., 28 mai 2008, n° 06-20.403 : Bull. civ., III, n° 98 ; Cass. 1re civ., 30 sept. 2015, n° 14-10.870, inédit. [11] Le paiement éteint l’obligation (C. civ., art. 1342, al. 2). [12] C’est d’ailleurs en ce sens que se prononce que le projet de réforme de la Chancellerie de 2017 (art. 1242). [13] FRELETEAU B., Devoir et incombance en matière contractuelle, thèse, LGDJ, 2017, préf. SAUTONIE-LAGUIONIE L. [14] Par ex. : Cass. 1re civ., 9 nov. 2004, n° 01-16.382 : Bull. civ., I, n° 259. [15] MALINVAUD P., obs. sous Cass. 3e civ., 28 oct. 2003, RD imm. 2004, p. 126. [16] Cass. 3e civ., 19 mars 2013, n° 11-25.266, inédit. [17] Cela résulte de la combinaison des articles 1310 et 1319 du Code civil. [18] Leur validité en matière contractuelle est acquise depuis longtemps (Cass. civ., 12 mai 1930). [19] Cass. 3e civ., 19 mars 2013, précité.
réf. : NIVERT (N.), "La responsabilité contractuelle in solidum : redécouverte et précisions.", Doctrin'Actu janvier 2021, art. 154