Les risques liés à la corruption dans les opérations de fusions-acquisitions
Dernière mise à jour : 16 mai 2020
Par Emmanuel JORGE
Avec une tendance mondiale qui est à la moralisation des affaires, les gouvernements de nombreux pays se dotent d’arsenal juridique pour lutter et réprimer la corruption. Les États-Unis ont adopté le Foreign Corrupt Practices Act [1] (ci-après FCPA) en 1977. Plus récemment, le Royaume-Uni avec la réglementation United Kingdom Bribery Act [2] en 2010 ou la France en 2016 avec la loi Sapin II [3] ont suivi.
La corruption peut se définir comme l'agissement par lequel une personne investie d'une fonction déterminée, publique ou privée, sollicite ou accepte un don, une offre ou une promesse en vue d'accomplir, retarder ou omettre d'accomplir un acte entrant, d'une façon directe ou indirecte, dans le cadre de ses fonctions.
Le respect de législation relative à la lutte contre la corruption est très important dans un processus de fusion-acquisition, surtout du point de vue de l’acquéreur. En effet, la société absorbante doit prévenir les risques liés à un éventuel passif de corruption de la société absorbée.
Comment prévenir le risque ?
Il faudra d’abord déterminer à quelle(s) législation(s) de lutte contre la corruption l’entreprise cible est soumise.
Pour une société française, il faudra analyser si la cible est soumise à l’application de la loi Sapin II. Ce texte accroît de façon considérable les obligations des entreprises en matière de lutte contre la corruption. Elle concerne les entreprises qui emploient au moins 500 salariés (ou appartenant à un groupe de sociétés dont la mère a son siège social en France et comprend au moins 500 salariés) et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 100 millions d’euros.
La loi Sapin II prévoit dans son article 17 [4] une liste de huit diligences à respecter pour les entreprises concernées :
La mise en place d’un code interne de bonne conduite définissant les comportements à proscrire au sein de l’entreprise ;
Une cartographie des risques des activités de l’entreprise ;
Un dispositif visant à recueillir les alertes ;
Des procédures afin d’évaluer les clients et fournisseurs ;
Des procédures de contrôle comptable ;
Des dispositifs de formation interne pour les personnes les plus exposées ;
Ainsi qu’un régime de sanctions disciplinaires en cas de violation des règles de bonne conduite.
Pour une société qui n’entre pas dans le champ d’application de la loi Sapin II (notamment car il s’agit d’une société étrangère), il sera pertinent de se procurer le programme de conformité de l’entreprise cible afin de le comparer aux exigences des éventuelles réglementations internationales applicables. En effet les juridictions étrangères (et plus particulièrement américaines par le biais du Department of Justice) donnent une portée extraterritoriale à leur législation anti-corruption pour justifier des sanctions infligées à certaines sociétés de nationalités étrangères. Le FCPA s’applique à toutes les sociétés étrangères qui sont cotées sur un marché aux États-Unis. Elles ont pu être appliquées à une société à cause d’un email ayant simplement transité par un serveur hébergé aux États-Unis. Le caractère extraterritorial des réglementations anti-corruption est un risque majeur à prendre en compte lors d’un processus d’acquisition.
Il conviendra pour l’acquéreur d’analyser les documents relatifs aux relations entre la société cible et ses prestataires de services (mode de rémunération, effectivité des services rendus, etc.), ou encore aux éventuelles donations à des fondations (destinataires des fonds, liens entre ces destinataires et la cible, etc.). De plus, il est primordial de se renseigner sur l’existence d’enquêtes pénales ou de régulateurs, actuelles et/ou passées auxquelles seraient confrontées la cible.
Une fois que ces risques sont identifiés, l’acquéreur devra avoir recours à une clause de garantie de passif de corruption pour se prémunir contre toute survenance de passif liée à une infraction de corruption ayant une origine antérieure à l’absorption. Cette clause peut permettre d’indemniser l’acquéreur par le biais d’une réduction de prix d’acquisition dans le cas où il serait condamné pour des faits antérieurs à l’absorption.
En droit français, l’ensemble de ces diligences pourraient sembler inutile au regard de la position de la Cour de cassation concernant la responsabilité pénale d’une société absorbante.
En effet, les deux arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation, rendus le 20 juin 2000 (n°99-86.742) [5] et le 14 octobre 2003 (n°02-86.376) [6], avaient établi l’absence de responsabilité pénale de la société absorbante concernant les infractions commises par la société absorbée avant la réalisation de l’opération de fusion, et ce, en application du principe de responsabilité personnelle consacré à l’article 121-1 du Code pénal [7].
Le juge de cassation a estimé que « aux termes de l’article 121-1 du Code pénal, nul n’est responsable pénalement que de son propre fait. Il s’ensuit, dans le cas où une société, poursuivie pour blessures involontaires, fait l’objet d’une fusion-absorption, que la société absorbante ne peut être déclarée coupable, l’absorption ayant fait perdre son existence juridique à la société absorbée ».
Cette décision de la chambre criminelle était similaire à une décision rendue par la chambre commerciale, selon laquelle « le principe de la personnalité des poursuites et des sanctions s’oppose à ce qu’en l’absence de dispositions dérogatoires expresses, des personnes physiques ou morales autres que l’auteur du manquement en cause, puissent se le voir imputer et faire l’objet de sanctions à caractère pénal» (Com. Cass., 15 juin 1999, n°97-16.439) [8]. Par conséquent, les sanctions prononcées envers une société dans le cadre d’une opération de fusion-absorption ou même de scission seront annulées, car les manquements reprochés sont directement imputables, conformément au principe de responsabilité personnelle, à l’entité préexistante, et non aux sociétés impliquées dans l’opération de restructuration sociétaire.
Toutefois, comme le prévoit l’article L. 236-1 du Code de commerce [9], «une ou plusieurs sociétés peuvent, par voie de fusion, transmettre leur patrimoine à une société existante ou à une nouvelle société qu’elles constituent ».
La fusion a donc pour conséquence la transmission universelle du patrimoine de la société fusionnée vers la société absorbante.
Le principe juridique de la transmission universelle de patrimoine a eu pour effet de bouleverser le spectre de la jurisprudence établi par la Cour de cassation jusque-là.
En effet, l’article 19, paragraphe 1, de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 [10] relative aux fusions des sociétés anonymes, énonce que « la fusion entraîne ipso jure et simultanément les effets suivants : a) la transmission universelle, tant entre la société absorbée et la société absorbante qu’à l’égard des tiers, de l’ensemble du patrimoine actif et passif de la société absorbée à la société absorbante ; b) les actionnaires de la société absorbée deviennent actionnaires de la société absorbante ; c) la société absorbée cesse d’exister ».
Par un arrêt du 5 mars 2015, n° C-343/13 [11], la Cour de Justice de l’Union Européenne a condamné une société absorbante à régler une amende due par la société absorbée, et a de facto engagé la responsabilité pénale de la société absorbante en se basant sur le principe de transmission universelle du patrimoine survenue lors de l’opération de fusions absorption pour justifier cette sanction.
Cette jurisprudence européenne confirme donc la nécessité pour la société absorbante, surtout si elle a des activités internationales, d’avoir un comportement diligent vis-à-vis du potentiel passif de corruption de la société absorbée.
Toutefois, selon un sondage réalisé par le cabinet d’avocats Hogan Lovells, encore 55% des sociétés multinationales déclarent que leurs diligences antérieures et postérieures à leurs opérations de fusions sont incomplètes voire insignifiantes, alors que 65% d’entre elles estiment que ces opérations présentent des risques très élevés en matière de corruption.
Quels sont les risques en cas de non-respect de ces obligations ?
Les risques sont multiples.
Ils sont, dans un premier temps, financiers, le montant de la condamnation pouvant être très important et donc mettre en difficulté l’entreprise condamnée. Les sanctions peuvent provenir de plusieurs autorités différentes, de plusieurs pays différents : l’application du principe de non bis idem est difficile à mettre en œuvre sur la scène internationale pour la répression de la corruption. En effet, les autorités américaines ne considérant pas par exemple que les sanctions de l’Agence Française Anticorruption comme de réelles condamnations, elles peuvent se saisir du dossier pour sanctionner l’entreprise déjà condamnée France.
En plus des sanctions pénales, peuvent s’ajouter, dans un second temps, des sanctions administratives. En matière de fusion-absorption, le Conseil d'État estime que « le principe de la personnalité des peines ne fait pas obstacle à ce que l'Autorité des Marchés Financiers prononce une sanction pécuniaire à l'encontre d'une société absorbante pour des manquements commis par une société absorbée qui n’a été ni liquidée ni scindée » [12]. La juridiction administrative a donc une position contraire à la juridiction civile comme nous l’avons abordé plus haut. Le Conseil d’État considère « qu’il appartenait à celle-ci [la société absorbante], lors de l’opération de fusion-absorption, de recueillir toute information utile sur la situation de la société » [13] .
Enfin, la révélation de faits de corruption, peut entrainer un préjudice réputationnel à la société absorbante. Ce préjudice réputationnel peut être amplifié tant que l’information circule facilement avec internet et les réseaux sociaux. Il peut impacter les relations de l’entreprise incriminées avec ses parties prenantes. En effet, la condamnation peut entraîner la rupture de relations commerciales par une tierce partie (un fournisseur ou bien un client) plus regardantes sur les questions de compliance.
[1] https://www.justice.gov/sites/default/files/criminal-fraud/legacy/2012/11/14/fcpa-english.pdf
[2] http://www.legislation.gov.uk/ukpga/2010/23/pdfs/ukpga_20100023_en.pdf
[3] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000033558528&categorieLien=id
[5] https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007069179
[6] https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007069654
[8] https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007042959
[10] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A31978L0855
[12] CE, 30 mai 2007, n°293423 : https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?idTexte=CETATEXT000018006337
[13] Ibid.
réf. : JORGE (E.), "Les risques liés à la corruption dans les opérations de fusions-acquisitions", Doctrin'Actu décembre 2018, art. 12