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Nouvelle étape dans l’avancée de la réforme du droit de la responsabilité civile

Jeu des sept différences entre le projet de loi du 13 mars 2017 et la proposition de loi du 29 juillet 2020


Résumé : Trois sénateurs ont déposé le mercredi 29 juillet 2020 une proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile. Très largement inspirée du projet de réforme du Gouvernement, des différences importantes se remarquent.


1. Jeu des sept différences. Présenté le 13 mars 2017, le projet de réforme de la responsabilité civile établi par le Gouvernement se fait bien trop attendre. Réforme attendue, réforme pour autant en attente. Trois sénateurs ont décidé d’agir en conséquence en déposant le mercredi 29 juillet 2020, en session extraordinaire, une proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile. Loin d’être la première proposition de loi en ce sens [1], cette dernière se distingue par sa forte ressemblance avec le projet présenté en 2017. Néanmoins, des différences apparaissent par lecture comparée : entre phrases lourdes [2] et nouveautés disparues [3], le lecteur trouvera ci-dessous un jeu des sept différences entre le projet de 2017 et la proposition de 2020.


2. Le fondement de la réparation des dommages corporels. Dans le projet de mars 2017 siège un article 1233-1 dont la teneur est la suivante : les dommages corporels sont obligatoirement réparés sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle. Toutefois, la victime peut invoquer des clauses plus favorables si elle le souhaite. Schématiquement, le principe pour la réparation des dommages corporels est la responsabilité extracontractuelle avec pour exception la responsabilité contractuelle si cette dernière est plus favorable à la victime. L’idée sous-jacente est que le contrat conclu entre l’auteur du dommage et la victime peut avoir pour objet la sécurité de celle-ci et que ce contrat peut contenir des clauses plus favorables que les règles de la responsabilité extracontractuelle.


La proposition de loi contient un article 1233 alinéa 2 qui est légèrement différent en théorie. Il précise simplement que si une inexécution contractuelle cause un dommage corporel, la victime peut invoquer les règles de la responsabilité extracontractuelle si elle le souhaite. En clair, il n’est pas obligatoire pour la victime d’invoquer la responsabilité extracontractuelle en cas de dommage corporel : elle dispose, avec la proposition de loi, d’un choix discrétionnaire. L’objectif est, selon l’exposé des motifs de la proposition, de renforcer l’exercice du droit à réparation de la victime.


Cette modification, importante en théorie, n’a que peu d’effets concrets. L’option dont dispose la victime dans le projet de 2017 est conditionnée à ce que les clauses lui soient plus favorables que les règles de la responsabilité extracontractuelle alors que l’option contenue dans la proposition des sénateurs est discrétionnaire. Cependant, il est évident que la victime choisira le mécanisme de responsabilité qui lui sera le plus favorable. En d’autres termes, quel que soit le système retenu, la victime peut choisir le fondement le plus favorable à la réparation de son dommage. La proposition de loi comporte toutefois un avantage technique : le choix est discrétionnaire, ce qui évite le petit nid de contentieux que pourrait renfermer la notion de clauses plus favorables [4].


3. La responsabilité extracontractuelle d’un contractant envers un tiers. La saga jurisprudentielle relative au fait générateur de la responsabilité extracontractuelle d’un contractant envers un tiers n’est plus à présenter. Encore récemment, la Cour de cassation a réaffirmé que la victime n’a besoin que de démontrer l’inexécution contractuelle et il n’est pas nécessaire de prouver que l’auteur du dommage a commis une faute au sens de l’article 1240 du Code civil [5]. L’article 1234 du projet de 2017 entend réformer cette jurisprudence en disposant, dans son alinéa 1er, que la victime doit prouver un fait générateur de responsabilité extracontractuelle. Cette disposition existe également dans la proposition de loi déposée le 29 juillet 2020.


En revanche, l’alinéa 2 de l’article 1234 du projet prévoit une option pour la victime ayant un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat en lui permettant d’invoquer sur le fondement de la responsabilité contractuelle la seule inexécution. En somme, cet alinéa limite la jurisprudence Boot shop[6] aux victimes ayant un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat. La proposition de loi des sénateurs ajoute une condition supplémentaire dans cet alinéa 2 [7] : en sus de l’intérêt légitime à la bonne exécution du contrat, la victime ne doit disposer d’aucune autre action en réparation.


En premier lieu, la notion d’intérêt légitime à la bonne exécution paraît incongrue, même si la doctrine avait déjà évoqué cette possibilité [8]. Certains auteurs ont expliqué que si la victime subit un dommage, elle a de facto un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat [9]. Si tel était le cas, l’alinéa 1er de l’article 1234 perdrait tout son sens et ne s’appliquerait jamais. De surcroit, ce raisonnement est faux car l’intérêt légitime de la victime à la bonne exécution du contrat s’apprécie avant la survenance du dommage, et non après. Il est donc impossible de déduire du dommage l’intérêt légitime à la bonne exécution du contrat. En réalité, cette notion d’intérêt légitime fait penser aux ensembles contractuels [10], d’une façon assez maladroite.


En second lieu, la limite apportée par la proposition de loi ne semble pas malvenue. Elle permettrait de limiter l’atteinte au principe de non-cumul que renferme l’alinéa 2 de l’article 1234 en exigeant que la victime n’ait pas d’autre action en réparation. En substance, la possibilité d’invoquer le seul manquement contractuel ne serait que subsidiaire.


4. Les régimes spéciaux de responsabilités. Le projet de réforme du 13 mars 2017 contient de grandes innovations pour les régimes spéciaux de responsabilités. Il est en revanche difficile d’en dire autant pour la proposition de loi du 29 juillet 2020.


Pour la responsabilité du fait des produits défectueux, le projet propose certaines innovations qui n’ont pas été beaucoup mises en avant par la doctrine. Par exemple, l’article 1295 énonce que le producteur d’une composante d’un produit et le producteur qui a réalisé l’incorporation sont solidairement responsables envers la victime si le produit défectueux a été incorporé dans un autre. Dans la proposition de loi, le résultat est net : les actuels articles du Code civil relatifs à la responsabilité du fait des produits défectueux sont repris sans aucune modification. En clair, ce régime de responsabilité resterait inchangé avec la proposition de loi des sénateurs.


La même conclusion s’impose pour la réparation du préjudice écologique. Le projet de 2017 entend apporter des modifications, ce que la proposition de loi de 2020 ne fait pas : elle se contente de renuméroter les articles du Code civil qui traitent de cette question.


Concernant le régime d’indemnisation des accidents de la circulation, régi actuellement par la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 dite loi Badinter, le projet de 2017 prévoit de nombreuses avancées, les deux plus grandes étant l’amélioration de l’indemnisation des atteintes subies par les victimes conductrices et l’application de cette loi à tous les accidents impliquant un train ou un tramway. La proposition de loi ne traite absolument pas de la loi Badinter aux motifs que, selon les sénateurs, ces deux grandes avancées « sont des modifications importantes et méritent un texte et un débat spécifique ».


5. La « causalité alternative » [11]. La notion de causalité alternative renvoie à l’hypothèse dans laquelle il existe plusieurs faits générateurs de responsabilité distincts et avérés sans que l’on puisse être en mesure de distinguer celui qui a causé le dommage. Elle a été mise en évidence à l’occasion des affaires relatives au diéthylstilbestrol [12].


Le projet de mars 2017, en son article 1240, a repris partiellement les solutions dégagées par la Cour de cassation en la matière : il n’accepte le rôle de la causalité alternative qu’en présence d’un dommage corporel. La proposition de 2020 fait table rase de la causalité alternative, le motif étant purement politique. Il est évident que cette notion élargit le champ des possibles pour la victime en lui offrant davantage de débiteurs de responsabilité. Or, du point de vue des sénateurs, moins les entreprises auront de responsabilités à souffrir, mieux elles se porteront.


6. Le « fait d’autrui ». Les responsabilités du fait personnel et du fait des choses sont des concepts très simples à mettre en œuvre : l’on est responsable de soi ou de sa chose. En revanche, la notion même de responsabilité du fait d’autrui fait énormément débat. Deux conceptions s’affrontent.


Selon la première, ce que l’on nomme « responsabilité du fait d’autrui » n’est pas un fait générateur de responsabilité mais un mécanisme d’imputation du dommage causé par autrui [13]. En clair, ce qui génère la responsabilité n’est pas le fait d’autrui (le primo-responsable) mais le fait personnel du civilement responsable à qui l’on impute le dommage causé par le primo-responsable. Par exemple, si le parent est responsable de son enfant, c’est à cause non pas de l’acte de l’enfant mais de celui du parent. C’était d’ailleurs la conception des rédacteurs du Code civil qui pensaient que la responsabilité parentale était fondée sur une faute de surveillance du parent. Cette conception d’une responsabilité personnelle avec imputation du dommage causé par autrui est celle qui est reprise dans le projet de réforme de 2017 : la sous-section 2, qui suit la premier intitulé « fait générateur de responsabilité », se nomme « l’imputation du dommage causé par autrui ».


Selon la seconde, la responsabilité du fait d’autrui est bien un fait générateur de responsabilité : c’est bien dans l’acte du primo-responsable que l’obligation de réparer le dommage du civilement responsable trouve sa source. Cette conception est défendue par la proposition de loi de 2020.


La conception du projet de réforme de 2017 paraît plus juste. L’obligation créée par la responsabilité trouve sa source dans un acte. En vertu de l’acte du primo-responsable, le civilement responsable va devoir indemniser la victime parce qu’il existe un lien entre les deux protagonistes. Or, c’est justement l’imputation qui traduit juridiquement ce lien [14]. La responsabilité du fait d’autrui n’est donc pas vraiment un fait générateur en soi mais plutôt une responsabilité du fait personnel avec imputation du dommage causé par autrui.


7. Retouches mineures. Enfin, la proposition de loi revient sur quelques points que le projet contient actuellement. Elle supprime l’affirmation portée par l’article 1239 alinéa 2 du projet selon laquelle « le lien de causalité s’établit par tout moyen » et elle ne consacre pas l’amende civile, grande innovation du projet de 2017, qui aurait ancré encore plus la distinction entre responsabilités contractuelle et extracontractuelle [15].

En définitive, il appert que la proposition de loi du 29 juillet 2020 portant réforme de la responsabilité civile, si elle constitue une nouvelle étape dans l’avancée d’une réforme qui tarde trop, est un grand pas en arrière. Les innovations portées par le projet 2017 seront sans aucun doute meilleurs gages de longévité que le classicisme enfoui dans la proposition de 2020, classicisme qui a fait son temps.


 

[1] Voir la proposition de loi n° 657 déposée le 9 juillet 2010 par le sénateur Laurent Béteille. [2] « La perte de chance constitue un préjudice réparable dès lors qu’elle constitue » (art. 1237, al. 1) [3] « Les rapporteurs ont entendu dégager les axes les plus consensuels de la réforme » (exposé des motifs). [4] Il faut être raisonnable et probablement considérer que ce foyer de contentieux serait très résiduel. [5] Cass. ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963 : Doctrin’Actu janv. 2020, art. 115, note NIVERT A. [6] Cass. ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 : Bull. ass. plén., n° 9, p. 23. [7] Dans la proposition de loi, l’article concerné est également numéroté 1234. [8] BACACHE M., « Relativité de la faute contractuelle et responsabilité des parties à l’égard des tiers », D. 2016, p. 1454 et s. [9] BORGHETTI J.-S., « Un pas de plus vers la réforme de la responsabilité civile : présentation du projet de réforme rendu public le 13 mars 2017 », D. 2017, p. 770 et s. [10] OPHÈLE C., « Autorisation de cumul », in Mélanges offerts à Geneviève PIGNARRE. Un droit en perpétuel mouvement, LGDJ, p. 625 et s. [11] QUÉZEL-AMBRUNAZ C., « La fiction de la causalité alternative », D. 2010, p. 1162 et s. [12] Cass. 1re civ., 24 sept. 2009, n° 08-16.305 : Bull. civ., I, n° 187. [13] En ce sens : TERRÉ F. (dir.), Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Dalloz, 2011. [14] MAZEAUD D., « Réflexions sur le projet de réforme de la responsabilité civile du 13 mars 2017 », in Études à la mémoire de Philippe NEAU-LEDUC. Le juriste dans la cité, LGDJ, 2018, n° 14, p. 717. [15] Sans cette amende civile, seuls deux éléments permettent de distinguer le régime de la réparation de chaque responsabilité : la réparation du seul dommage prévisible et la mise en en demeure préalable dans la responsabilité contractuelle, ce qui n’existe pas dans la responsabilité extracontractuelle.



réf. : NIVERT (A.), "Nouvelle étape dans l’avancée de la réforme du droit de la responsabilité civile - Jeu des sept différences entre le projet de loi du 13 mars 2017 et la proposition de loi du 29 juillet 2020", Doctrin'Actu août 2020, art. 136

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