Regards croisés sur l'inflation des ordonnances en France et au Mali
Dernière mise à jour : 1 oct. 2020
Commentaire de l’arrêt n° 00-120 du 27 juillet 2000 relatif à la requête du 17 juillet du Président de l’Assemblée nationale aux fins d’interprétation de l’article 74 de la Constitution

Conformément aux dispositions de l’article 74 de la Constitution, l’Assemblée nationale a autorisé par une loi n° 99-034 du 04 août 1999, le gouvernement à prendre par ordonnances – entre la clôture de la session extraordinaire de Juillet 1999 et l’ouverture de la session ordinaire d’octobre 1999 –, les mesures relevant de la création, de l’organisation et du contrôle des services et organismes publics[1]. C’est donc sur le fondement de cette loi d’habilitation que l’exécutif a pris l’ordonnance n° 99-043/P-RM du 30 septembre 1999 régissant les Télécommunications en République du Mali.
Et il résulte de la chronologie des faits que ladite ordonnance est bien intervenue dans la période définie par la loi d’habilitation[2], puisque par lettre n° 057/P-RM-SGG du 14 octobre 1999, le gouvernement a déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale le projet de loi de ratification de celle-ci. De fait, par ce seul dépôt, l’ordonnance en question « continue de produire ses effets et ne tombe pas dans la caducité », ainsi que le rappellera, suite à sa saisine, la Haute juridiction.
Cela dit, l’exécutif a voulu modifier, toujours par voie d’ordonnance, celle déjà adoptée le 30 septembre 1999 dans un délai qui n’était pas initialement prévu par la loi d’habilitation n° 99-034 du 04 août 1999, ce qui a conduit plusieurs Députés de l’opposition à contester ce nouveau projet de loi[3], en ce qu’il serait irrecevable dans la mesure où il aurait été déposé sur la table de l’Assemblée nationale le 13 avril 2000, autrement dit « longtemps après la date limite de dépôt stipulé dans la loi d’habilitation […] ». D’autres élus, en revanche, soutiennent qu’il peut être soumis à la délibération de la chambre (en dépit des délais soit disant non respectés de la part du gouvernement)[4]. Bloquant le travail parlementaire s’agissant de deux projets de loi, ce différend a contraint, par une lettre n° 00/P-AN-RM du 17 juillet 2000 (qui fut enregistrée au greffe de la cour le 18 juillet 2000 sous le n° 14), le Président de l’Assemblée nationale a saisir la Cour constitutionnelle aux fins d’interprétation de l’article 74 de la Constitution.
La question est donc de savoir si le gouvernement peut, par voie d’ordonnance, modifier une ordonnance déjà prise, et s’y prendre en dehors de la période initialement fixée par la loi d’habilitation, étant entendu qu’« à l’expiration du délai mentionné au premier alinéa [de l’article 74], les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif »[5]. Et pour rappel, les mesures relevant de la création, de l’organisation et du contrôle des services et organismes publics, dont font notamment partie les télécommunications, relèvent bien du domaine de la loi[6].
Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle se livre à une interprétation littérale de l’article 74, lorsqu’elle précise que « l’ordonnance n° 00-28/P-RM du 29 mars 2000 portant modification de l’ordonnance n° 99-043/P-RM du 30 septembre 1999 […] n’est pas valable », puisqu’elle est intervenue « en dehors de la période se situant entre la clôture de la session extraordinaire de Juillet 1999 et l’ouverture de la session ordinaire d’octobre 1999 ». Par conséquent, une telle modification ne peut se faire – comme le soulignaient les Députés de l’opposition – que par la loi dans les domaines qui sont du domaine législatif.
La solution retenue par la Haute juridiction atteste d’une part de son rôle de gardien de la répartition des compétences entre les domaines de la loi et du règlement (I), mais aussi de son rôle d’autorité régulatrice de l’inflation des ordonnances (II). En clair, donc, celle-ci veille à travers sa jurisprudence au respect de la séparation des pouvoirs de la part des différents acteurs du jeu institutionnel.
I/ – Les Hautes juridictions comme autorités gardiennes de la répartition des compétences entre les domaines de la loi et du règlement en général
Si le gouvernement peut, pour mener à bien son programme politique, empiéter sur le domaine de la loi – à la condition que le législateur y ait consenti –, celui-ci doit néanmoins se plier à la lettre de l’article 74 de la Constitution, en respectant pour ce faire les délais de ratification prévus par la loi d’habilitation. Cette exigence permet de limiter dans le temps l’immixtion de l’exécutif dans la sphère législative, et a fortiori de garantir la séparation des pouvoirs. En sa qualité d’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics, la Cour constitutionnelle joue alors le rôle d’aiguilleur, notamment en cas de conflit d’attribution entre les institutions de l’État[7]. Comme c’est le cas en l’espèce (B). La Cour suprême, quant à elle, encadrera les empiètements du législateur dans la sphère exécutive via la procédure qu’identifie l’article 73 de la Constitution. À savoir celle qui permet au gouvernement de modifier par décret les textes de forme législative intervenus dans le domaine réglementaire (A). En définitive, les hautes juridictions maliennes assurent la répartition des compétences entre les domaines de la loi et du règlement. Et plus généralement encore, l’État de droit.
A) L’encadrement des empiètements du législatif sur l’exécutif par la Cour suprême : une mission prévue à l’article 73 de la Constitution
Définir le domaine exact de la loi, c’est ainsi qu’aiment à le rappeler certains juristes, « assurer entre le gouvernement et le parlement une répartition nécessaire des tâches »[8]. C’est donc la raison pour laquelle l’article 73 de la Constitution de 1992 précise, d’emblée, que : « Les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire ». Mais tout ce qui touche aux libertés publiques, aux droits individuels, aux pouvoirs publics, aux structures fondamentales de l’État, au budget ou aux traités importants relève du domaine de la loi, conformément à l’article 70 de la Constitution[9]. Ce qui signifie que le domaine de la loi est très large.
Il est dès lors normal qu’une arme soit donnée au gouvernement pour empêcher les empiètements abusifs du domaine de la loi sur celui du règlement. En France, par exemple, cette arme se nomme l’« exception d’irrecevabilité »[10], et permet au gouvernement – ou au président de l’assemblée concernée – d’opposer l’irrecevabilité d’une proposition de loi ou d’amendement, s’il apparaît durant la procédure législative que celle-ci n’est pas du domaine de la loi, ou est contraire à une délégation accordée au gouvernement en vertu de l’article 38 de la Constitution du 04 octobre 1958. En conséquence, l’exécutif est en mesure de faire respecter son domaine de compétence réglementaire[11]. La constitution prévoit, sur ce point, que le Conseil constitutionnel a huit jours pour statuer sur la nature de la proposition, quand il y a un conflit d’interprétation quant au domaine compétent.
Si le gouvernement peut accepter une intervention parlementaire hors du domaine de la loi, tout comme le parlement peut déléguer au gouvernement le droit de statuer en matière législative – sachant bien sûr qu’à l’expiration de ce délai, le législateur retrouve sa place –, la Constitution malienne n’est pas restée silencieuse quant à la possibilité pour l’exécutif de faire respecter son domaine d’édiction. L’article 73 dispose, à cet égard, que : « Les textes de forme législative intervenus [dans la sphère réglementaire] antérieurement à l'entrée en vigueur de la présente Constitution peuvent être modifiés par décret après avis de la Cour Suprême. Ceux de ces textes qui interviendront après l'entrée en vigueur de la présente Constitution ne peuvent être modifiés par décret que si la Cour Constitutionnelle a déclaré qu'ils ont un caractère réglementaire en vertu de l'alinéa précédent ».
Il appartiendra donc à la Cour suprême – et non pas à la Cour constitutionnelle – d’encadrer les éventuels empiètements du législateur, en se prononçant sur la nature du texte querellé. En France, le Conseil a refusé, dans la Décision 143-DC du 30 juillet 1982, dite « blocage des prix et des revenus », de censurer une loi pour le seul motif qu’elle viole les dispositions des articles 34 (relatif au domaine de la loi) et 37 (relatif au domaine du règlement). Donc en pratique, ce n’est pas grave qu’une disposition méconnaisse son domaine d’édiction et d’application, à moins que cela ne soit soulevé par le Premier ministre. Cela dit, le Conseil constitutionnel n’est pas une cour constitutionnelle, et encore moins une cour suprême[12]. Il n’est donc pas certain que la Haute juridiction malienne lui emboîte le pas, en s’alignant, pour ce faire, sur sa jurisprudence.
B) Le contrôle des immixtions de l’exécutif sur le législatif par la Cour constitutionnelle : une mission déduite de l’article 88 de la Constitution
Selon le dernier considérant de l’arrêt du 27 juillet 2000, il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence qui lui confie les dispositions de l’article 70 de la Constitution. Le législateur ne doit pas, du moins sur le long cours, reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la constitution qu’à la loi. En effet, la loi détermine, en vertu des dispositions de l’article 70, les principes fondamentaux de la création, de l’organisation et du contrôle des services et organismes publics. Il n’est donc pas souhaitable, pour la cour, que l’exécutif s’immisce trop longtemps, et surtout sans fondement, dans cette sphère que le constituant a dévolu aux Députés. C’est précisément ce à quoi sert le délai de ratification prévu par la loi d’habilitation n° 99-034 du 04 août 1999.
L’article 74 de la Constitution évoque de toute façon « un délai limité » au cours duquel le gouvernement sera fondé à intervenir dans la sphère législative. Donc le législateur, y compris lorsqu’il appartient à la majorité présidentielle, ne peut pas méconnaître indéfiniment sa propre compétence, contrairement à ce que prétendaient certains élus dans la présente affaire. Alors certes, une ordonnance qui n’aurait pas été ratifiée par une loi votée par l’Assemblée nationale demeurera exécutoire en tant qu’une ordonnance, puisqu’elle n’est pas tombée dans le domaine de la loi, mais elle ne saurait être modifiée par une autre ordonnance du gouvernement, dès lors que les délais de ratification – ceux prévus par la loi d’habilitation – ont été atteints. En cas de litige, il appartiendra à la Cour constitutionnelle, en tant qu’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics[13], de faire respecter cette règle à valeur constitutionnelle. À la condition, néanmoins, que le Président de l’Assemblée nationale, ou qu’un dixième des Députés de la chambre, lui en fasse la demande[14].
Et c’est précisément là que réside toute l’importance de l’article 88 de la Constitution. À aucun moment, la Cour constitutionnelle ne peut s’autosaisir d’une loi, même de ratification, avant sa promulgation. Il faut qu’une autorité politique, ou que le Président de la Cour suprême, la lui soumette pour avis (ce que fera le Président de l’Assemblée dans le cadre de cet arrêt)[15]. Comment, dans ces conditions, ne pas faire de parallèle avec le Conseil constitutionnel français ? En 1958, le général de Gaulle ne voulait pas d’une cour suprême, ni d’une cour constitutionnelle. Pour lui, avec la mise en place du conseil, il était surtout question de maintenir le parlement dans ses limites. D’où la limitation de la saisine aux quatre plus hauts personnages de l’Etat[16]. Il n’y avait pas d’auto-saisine. Par ailleurs, le constituant a écarté toute idée de saisine par les juridictions, ou par les justiciables eux-mêmes. En outre, il était hors de question d’étendre le respect de la constitution aux principes visés dans le préambule de la constitution. En 1958, de Gaulle souhaitait que le conseil ne puisse donner son avis que dans le cadre de l’article 16 – celui qui est relatif aux pleins pouvoirs –, donc de manière tout à fait exceptionnelle[17].
Il résulte de cette première partie, que si le contrôle par la Cour suprême des empiètements du législatif sur l’exécutif est automatique en vertu de l’article 73 de la Constitution – dès lors que le texte querellé est intervenu après l’adoption de la Constitution de 1992 –, celui qu’exerce la Cour constitutionnelle sur les immixtions de l’exécutif dans la sphère législative dépendra de la volonté des autorités politiques et/ou juridictionnelles, seules à mêmes de la saisir. Ce déséquilibre explique certainement pourquoi la Cour constitutionnelle interprète aussi littéralement, et quelque part restrictivement, les dispositions de l’article 74 de la Constitution.
II/ – La cour constitutionnelle comme autorité régulatrice de l’inflation des ordonnances en particulier
Les ordonnances sont visées à l’article 74 de la Constitution. Celles-ci ne peuvent être prises qu’en vertu d’une habilitation législative, puisqu’elles vont s’immiscer dans le domaine de la loi pendant une durée limitée et dans un domaine déterminé. C’est la raison pour laquelle la loi n° 99-034 du 04 août 1999 a prévu un délai restreint, au cours duquel le gouvernement pouvait légiférer par ordonnances en matière de création, d’organisation et de contrôle des services et organismes publics. En effet, la période allant de juillet à octobre 1999 ne paraît pas excessive (elle se limite à quelques mois), tandis que le domaine considéré (les télécommunications) ne semble pas extensif. De ce point de vue-là, la situation malienne est différente du cas français, car depuis les lois du 2 juillet 2003[18] et du 9 décembre 2004[19], « le domaine et la durée de l’habilitation sont devenus très extensifs, ainsi les ordonnances portent dorénavant sur tout et n’importe quoi, et peuvent être prises dans un délai de trente-six mois, alors qu’avant les délais d’habilitation étaient beaucoup plus courts »[20]. Dès lors, il convient de voir en quoi la ratification par le parlement est un prérequis indispensable à la séparation effective des pouvoirs (A), puis d’étudier pourquoi l’inflation des ordonnances représente une occurrence – aux enjeux forcément politiques – à laquelle la Cour constitutionnelle ne semble pas prête (B). Ce plan aura cela d’intéressant qu’il permettra de comparer, au prisme des ordonnances, les justices constitutionnelles du Mali et de la France.
A) La ratification du parlement : un prérequis indispensable à la séparation effective des pouvoirs
Comme le rappelle l’article 74 de la Constitution de 1992, « les ordonnances […] deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé à l’Assemblée nationale avant la date fixée par la loi d’habilitation ». Cette limitation dans le temps rendra l’intrusion du gouvernement dans les matières qui sont du domaine législatif admissible, et c’est d’autant plus vrai qu’en dépendra parfois la mise en œuvre du programme politique souhaité par le président de la République. C’est la raison pour laquelle le Mali est souvent désigné comme étant un régime semi-présidentiel[21], au même titre d’ailleurs que la France[22], et que la séparation des pouvoirs y est qualifiée de souple[23]. Ces éléments connus, il n’est pas surprenant que la Cour constitutionnelle ait retenu une telle solution dans le cadre de l’arrêt n° 00-120 du 27 juillet 2000 : en effet, l’exécutif ne peut pas passer outre les délais de ratification qu’impartisse la loi votée par parlement, tout comme il ne peut pas entraver ses activités sur le long cours. Voici ce que dit en suspens la cour.
Cette position du juge constitutionnel malien va néanmoins à l’encontre de celle récemment adoptée par son homologue français dans une décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, par laquelle est désormais clairement reconnu qu’une ordonnance non ratifiée peut acquérir valeur de loi[24]. Cette décision, passée assez inaperçue sur ce point, « opère un revirement de jurisprudence sur la nature des dispositions d’une ordonnance non ratifiée ne pouvant plus, passé le délai d’habilitation, être modifiée que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif »[25]. Elles sont désormais considérées comme des dispositions législatives au sens de l’article 61-1 de la Constitution. Donc aux fins de « relativiser la question de la ratification de l’ordonnance »[26], le Conseil constitutionnel a ici estimé qu’une ordonnance non ratifiée « acquiert rétroactivement valeur législative à compter de la fin du délai d’habilitation, à condition que le projet de loi de ratification ait été déposé dans le délai imparti »[27]. Cette solution aurait donné raison aux Députés de la majorité, si elle avait été suivie – le 27 juillet 2000 – par le juge constitutionnel malien.
Au-delà de l’apparence technique de cette décision – que les médias qualifient de « préoccupante »[28] –, elle pourrait surtout menacer l’équilibre des pouvoirs en France, et de ce fait nuire à leur séparation. Car depuis « une jurisprudence forgée sous la Troisième République et jusque-là confirmée : les dispositions prises par l’exécutif en vertu d’une habilitation législative ne sont pas des dispositions législatives tant qu’elles n’ont pas été ratifiées par le Parlement »[29]. C’est en tout cas ainsi que le juge le Conseil d’État depuis 1907[30]. Et c’est d’ailleurs « cette vulnérabilité qui incite à la ratification (qui doit être expresse depuis la révision constitutionnelle de 2008) »[31]. Donc pour résumer encore autrement la portée de cette décision, « l’ordonnance non ratifiée (mais non caduque du fait du dépôt du projet de loi de ratification) accède au rang législatif au terme du délai d’habilitation »[32]. Mais ce n’est évidemment pas la position de la Cour constitutionnelle du Mali, du moins pas encore…D’où l’importance de préserver son rôle de gardien de la séparation des pouvoirs en général, et d’autorité régulatrice des ordonnances en particulier.
B) Le recours aux ordonnances en tant qu’outils habituels de législation : un dévoiement de l’esprit de la Constitution
D’évidence, le juge constitutionnel semble s’être opposé à la banalisation, voire à la multiplication des ordonnances dans le cadre de l’arrêt n° 00-120 du 27 juillet 2000. La rapidité doit rester leur principale caractéristique – dès lors que l’exécutif y a recours –, afin d’éviter la lenteur des débats parlementaires. Les ordonnances ont beau porter sur des sujets techniques, donc « pour lesquels les Députés ne vouent pas grand intérêt, ni dans lesquels ils sont (parfois de leur propre aveu) très compétents »[33], toujours est-il que la Haute juridiction n’encourage nullement leur foisonnement. Pour y parvenir, le juge malien n’interprète pas in extenso la notion de « programme » (politique) mentionnée à l’article 74.
Avec cet arrêt, la Cour constitutionnelle démontre qu’elle ne souhaite pas déposséder les parlementaires de leur droit d’amendement, ni que le gouvernement ait la possibilité de « passer en force ». L’esprit du texte de 1992 est assez clair : les ordonnances y sont perçues comme « une exception aux règles relatives à la confection de la loi »[34]. En conséquence, « leur utilisation comme modèle habituel de législation constitue un dévoiement de la Constitution »[35].
Sans aller jusqu’à réviser le texte suprême, bien que l’actuel Président malien y soit attaché pour d’autres raisons[36], « l’autre option consisterait sûrement – pour résoudre le problème des ordonnances – en une modification des comportements »[37]. Pour y parvenir, les acteurs du jeu institutionnel pourraient essayer de se responsabiliser davantage : « le gouvernement […] en respectant mieux la délimitation entre les domaines de la loi et du règlement, et le parlement […] en s’impliquant de façon plus satisfaisante dans l’activité législative »[38]. L’idée étant, bien entendu, d’empêcher les éventuelles dérives des ordonnances, et de ne pas suivre l’exemple français. Mais il n’y a qu’en changeant les pratiques, que les ordonnances pourront redevenir un procédé exceptionnel de législation. Se pose alors la question de savoir « comment modifier les pratiques politiques sans modifier le texte constitutionnel, d’autant qu’en matière de qualité du droit, les réponses sont souvent plus politiques que juridiques »[39].
Une attention toute particulière pourrait enfin porter sur le droit d’amendement des Députés[40]. Au moyen de celui-ci, les parlementaires doivent pouvoir s’opposer aux projets de loi de ratification que dépose le gouvernement sur le bureau de l’Assemblée. Et dans ce cas, il n’est pas souhaitable que les amendements du gouvernement priment sur ceux qu’adoptent les parlementaires, comme c’est le cas à l’heure actuelle en France[41]. Si le droit d’amendement n’est pas uniforme, étant donné qu’« il est propre à chaque instant du processus législatif »[42], ministres et députés devraient pouvoir supprimer, modifier mais aussi ajouter des dispositions à un texte de loi de façon identique. Il en va certainement de l’équilibre des pouvoirs et de leur séparation.
En conclusion
Avec l’arrêt n° 00-120 du 27 juillet 2000, la Cour constitutionnelle démontre que l’exécutif n’est pas le seul acteur de la répartition entre le domaine de la loi et celui du règlement. Ainsi, l’assemblée nationale ne doit pas être assujettie à un gouvernement dont elle renforcerait la volonté en adoptant ses projets de loi, fussent-ils de ratification, sans ne jamais pouvoir s’y opposer.
Le juge constitutionnel, en se livrant à une interprétation littérale de l’article 74, et par la même occasion non extensive de la notion de « programme » – forcément politique – qui y figure, affiche clairement sa volonté de limiter les immixtions du gouvernement dans la sphère législative. Les ordonnances doivent, de fait, rester des outils exceptionnels de législation. C’est la raison pour laquelle les délais que pose la loi d’habilitation votée par le parlement doivent être scrupuleusement respectés par l’exécutif.
En définitive, cette jurisprudence est très protectrice de la séparation des pouvoirs, et plus généralement encore, de l’État de droit. Les Députés de l’opposition ont donc eu raison de solliciter la cour par le biais du Président de l’Assemblée, car celle-ci leur a donné raison.
[1] En effet, selon l’article 70§2 de la Constitution, la loi détermine, entre autres, les principes fondamentaux de la création, de l’organisation et du contrôle des services et organismes publics. [2] Ladite loi d’habilitation précise, en son article 2, que « les ordonnances prises dans le cadre de la présente loi deviennent caduques si les projets de loi de ratification ne sont pas déposés sur le bureau de l’Assemblée nationale avant le 15 octobre 1999 ». [3] Projet de loi autorisant la ratification de l’ordonnance n° 00-28/P-RM du 29 mars 2000 portant modification de l’ordonnance n° 99-043/P-RM du 30 septembre 1999. [4] Ils précisent, en outre, qu’aussi longtemps qu’une ordonnance n’est pas ratifiée par une loi votée à l’Assemblée nationale, elle demeure exécutoire en tant qu’une ordonnance, ayant force de loi, mais elle n’est pas du domaine de la loi. Par conséquent, elle peut être modifiée par une autre ordonnance du gouvernement. Enfin, c’est du jour où elle est ratifiée par une loi votée par l’Assemblée nationale, qu’elle tombe dans le domaine de la loi. [5] Cf. l’article 74 de la Constitution. [6] Cf. l’article 70§2 de la Constitution. [7] Conformément à l’article 86 de la Constitution. [8] Voir M. Debré, Discours devant le Conseil d’État, 27 août 1958. [9] Pour lire cet article, voir ce lien Internet : https://www.un.int/mali/sites/www.un.int/files/Mali/decret_ndeg_92-0731_p-ctsp_portant_promulgation_de_la_constitution.pdf [consulté le 19 juin 2020] [10] Cette procédure est identifiée à l’article 41 de la Constitution du 04 octobre 1958. Elle est équivalente à celle du déclassement, mais n’a pas lieu une fois la procédure législative achevée. Cette procédure intervient au tout début de la procédure législative en matière d’initiative des lois et des amendements. [11] Cela dit, le président de l’assemblée en cause a autant de pouvoir que le gouvernement pour assurer la distinction entre les domaines de la loi et du règlement. Le constituant ne voulait pas que le gouvernement soit le seul gardien de la répartition entre les articles 34 et 37 de la Constitution. [12] Sur ce point, voir tout particulièrement X. Magnon, « Plaidoyer pour que le Conseil constitutionnel devienne une cour constitutionnelle », RFDC, 2014, n° 100, pp. 999-1009. [13] Cf. l’article 85§2 de la Constitution. [14] Cf. l’article 88 de la Constitution. [15] Parmi les autorités politiques fondées à saisir la Cour constitutionnelle figurent le Président de l'Assemblée nationale, les députés, le Président du Haut conseil des collectivités ainsi que les Conseillers nationaux. Ibid. [16] Cf. le Président de la République, le Premier ministre, ainsi que les présidents des deux assemblées du parlement.