Solvabilité du demandeur et attribution préférentielle : l’argument est-il valable ?
Dernière mise à jour : 21 août 2019
Par le Pôle Civil & Patrimoine
Avec la participation de Me Chloé TARBOURIECH
On le rappelle en quelques mots, le mécanisme de l’attribution préférentielle est un mécanisme dérogatoire aux règles ordinaires du partage (égalité en nature, tirage au sort) qui permet d’attribuer un bien à un indivisaire déterminé, sous le contrôle du tribunal, et à charge pour lui d’indemniser ses copartageants sous forme de soulte si la valeur du bien excède sa part. (1)
Ce mécanisme introduit par le décret-loi de 1938 pour les seules exploitations agricoles modestes a été considérablement élargi notamment par la loi du 19 décembre 1961. Les articles 831 à 834 modifiés reprennent donc les différents cas d’attribution préférentielle de l’entreprise, du local d’habitation et du local à usage professionnel et de l’exploitation agricole.
La question de l’attribution préférentielle est souvent l’objet d’un fort contentieux entre les copartageants, obligeant les différents conseils à user de nombreux arguments pour voir cette demande refusée ou approuvée par le magistrat.
S’il peut exister de nombreux motifs pour qu’une demande d’attribution préférentielle soit refusée par la juridiction saisie (comme le défaut de qualité) la question de la solvabilité du demandeur entre-t-elle en compte ?
Il n’y a pas de réponse claire à la question. S’il n’existe pas de base légale prescrivant un empêchement dirimant au demandeur insolvable, la question, s’il elle est soulevée (et fondée) lors des débats, devra et sera prise en compte par les juges du fond. La Cour de cassation laisse en effet aux juridictions du fond l’opportunité de statuer souverainement sur l’ensemble des intérêts en présence. (2)
La question est notamment étudiée par les juges, sous l’angle de la répercussion financière de l’opération à l’encontre des cohéritiers. Quelques décisions en ce sens :
« Attendu qu'il n'est pas interdit aux juges du fond, saisis d'une demande d'attribution préférentiellefacultative, de tenir compte, pour la rejeter, du risque que cette attribution ferait courir à l'un des copartageants à raison de la situation précaire de l'attributaire; qu'ayant relevé que Mme Sylvie X..., qui prétendait être en mesure d'acheter la totalité des biens restant à partager et d'en payer le prix à ses frères et sœurs, ne justifiait d'aucune ressource lui permettant de le faire, c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation que la cour d'appel a estimé que, ne pouvant justifier du paiement de la soulte qui aurait été due à ses coïndivisaires, la demande d'attribution préférentielleformée par Mme Sylvie X... devait être rejetée ; que le moyen n'est pas fondé ». (3)
« Attendu, d'une part, que les juges saisis d'une demande d'attribution préférentiellefacultative disposent d'un pouvoir souverain pour apprécier les intérêts en présence et qu'il ne leur est pas interdit de tenir compte, pour rejeter une telle demande, du risque que cette attribution ferait courir à l'un des copartageants à raison de la situation financière précaire de l'attributaire; que la Cour d'appel a tenu compte de ces considérations pour rejeter la demande d'attribution préférentiellede Mme Y… » (4)
Si l’argument fait souvent mouche, il faut l’amener correctement. Ainsi, la Haute Cour a pu sanctionner une décision reprenant le même argument, car il n’avait jamais été demandé au demandeur de l’attribution de justifier de la réalité de ses capacités financières. Si la réflexion est la bonne, elle doit donc être amenée avec vigilance.
« Attendu que pour débouter Mme X... de sa demande d'attribution préférentiellede l'immeuble sis à Toulon, dépendant de [HC4] l'indivision post-communautaire, l'arrêt retient qu'elle ne justifie pas de ses conditions de ressources, en sorte qu'elle n'établit pas être en mesure de payer la soulte revenant à son ex-époux ; Qu'en statuant ainsi, alors qu'il ne résulte ni des mentions de l'arrêt, ni des pièces de la procédure, que Mme X... ait été préalablement mise en mesure de présenter ses observations sur ce point, la Cour d'appel a méconnu le principe de la contradiction et violé le texte susvisé » (5)
Une dernière précision doit être faite. La Cour utilise souvent dans sa motivation la notion de « risque » financier que pourrait entrainer l’attribution préférentielle. Il convient de dire, même si c’est évident, que ce risque doit être fondé en fait.
En effet, opposer un tel argument alors que le demandeur est en capacité financière ou sera en capacité du fait des attributions au terme de la liquidation (notamment en cas d’allocation d’une prestation compensatoire) n’est bien entendu pas pertinent.
La Cour de cassation a sur ce point récemment cassé un arrêt d’appel au motif : « Qu'en se déterminant ainsi, tout en relevant que Mme Y... disposait de sommes importantes sur ses comptes, que l'actif de la communauté comprenait un autre appartement et qu'elle lui allouait une somme de 70 000 euros à titre de prestation compensatoire, la Cour d'appel s'est contredite en méconnaissance du texte susvisé ». (6)
(1) Rapport numéro 343 Sénat Session ordinaire de 2005-2006 annexé au procès-verbal de la séance du 10 mai 2006 ;
(2) Cour de cassation, Chambre civile 1, 2 juin 1970 : Bull. civ. 1970, I, n° 189 ;
(3) Cour de cassation, Chambre civile 1, 22 Octobre 2008 - n° 07-16.946 ;
(4) Cour de cassation, Chambre civile 1, 21 Septembre 2005 - n° 02-20.287 ;
(5) Cour de cassation, Chambre civile 1, 28 Janvier 2009 - n° 07-22.006 ;
(6) Cour de cassation, 1re chambre civile, 26 Septembre 2012 – n° 10-27.459 ;
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réf. : Pôle civil & patrimoine et TARBOURIECH (C.), "Solvabilité du demandeur et attribution préférentielle : l’argument est-il valable ? ", Doctrin'Actu juin 2019, art. 72