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Taxe GAFA : les enjeux soulevés par l'avis du Conseil d'État

Dernière mise à jour : 29 août 2019


Le Conseil d’Etat a rendu le 6 mars 2019 un avis implicitement contrasté sur la taxe GAFA censée imposer les géants américains du numérique (Google, Amazon, Facebook et Apple). Si à la première lecture, la Haute Juridiction semble donner son « blanc-seing », certaines réserves ou timidités interrogent. Retour sur l’analyse de cette taxe juridiquement innovante et politiquement clivante.


Engagé sur l’autoroute législative, ce projet de loi ambitionne une taxe de 3% pour les entreprises percevant, respectivement et cumulativement, dans le monde et en France, plus de 750 et 25 millions d’euros. Seules les sommes provenant des trois services suivants sont prises en compte pour apprécier l’atteinte de ces seuils : le ciblage publicitaire, la vente de données personnelles et certaines formes d’intermédiation en ligne. L’objectif du Gouvernement est double : harmoniser le taux moyen d’imposition des petites-moyennes entreprises (23,7%) et des grands groupes (17,8%) [1] et faire figure d’exemple au sein de l’Union Européenne.

Compte tenu de l’élaboration accélérée de ce projet et de ses véritables singularités – règles de territorialité, services visés, etc. – l’avis du Conseil d’Etat était très attendu.


Avis favorable pour les éléments principaux de la taxe


La taxe GAFA a reçu l’approbation du Conseil d’Etat sur de nombreux aspects.


Le plus important d’entre eux tient surement à son application ciblée à certaines entreprises numériques. En déroulant un raisonnement limpide, les magistrats démontrent que ce champ d’application particulièrement restreint ne caractérise pas une rupture d’égalité devant les charges publiques. D’une part, ils considèrent que les seuils élevés de chiffre d’affaires sont des critères objectifs et rationnels en ce sens qu’ils ne sont pas arbitraires. Ils permettent en effet de différencier les « géants du numérique », bénéficiant d’une position hégémonique sur le marché [2] en raison de leur modèle économique, des autres entreprises opérant en ligne.


D’autre part, les magistrats jugent que cette différence de traitement est à la fois conforme à l’objectif poursuivi par la taxe, à savoir « répondre à un impératif d’équité fiscale dans un contexte où le secteur numérique représente une part croissante de la création de valeur au niveau national »[3] et est exempte de toute erreur manifeste d’appréciation.


Le Conseil valide également le taux de la taxe. Fixé à 3% pour des entreprises au chiffre d’affaires particulièrement élevé, il n’est logiquement pas considéré comme confiscatoire.


Par ailleurs, et conformément à la jurisprudence relative à la petite-rétroactivité fiscale, le Conseil d’Etat approuve l’application de cette taxe à l’intégralité des sommes perçues depuis le 1erjanvier 2019 alors que la taxe ne sera vraisemblablement adoptée qu’à la mi- année. Il aurait en effet été incohérent pour « une taxe destinée à prendre en compte la capacité contributive annuelle »de ne s’appliquer qu’à une partie de l’année.

Enfin, et la concision de l’explication étonne, le Conseil d’Etat conclut à la conformité de la taxe GAFA avec la directive TVA dans la mesure où « il ne s’agit pas d’une taxe sur le chiffre d’affaires au sens de cette directive ».


De prime abord, cela surprend puisque cette taxe « est due à raison des sommes encaissées »[4], soit… à raison du chiffre d’affaires ! Expéditive, l’explication du Conseil d’Etat n’est pas pour autant erronée. L’article 401 de la directive TVA[5] permet en effet aux Etats membres « d’introduire […] des taxes n’ayant pas le caractère de taxes sur le chiffre d’affaires », c’est-à-dire des taxes ne présentant pas les caractéristiques essentielles de la TVA [6]. Or, la taxe GAFA ne s’appliquant qu'à certains services spécifiques, n’étant perçue qu’à certain stade du processus de distribution et n’étant pas supportée par le consommateur que si l’entreprise de la refacturer [7], elle ne constitue évidemment pas une taxe sur le chiffre d’affaires au sens de la directive.


Incertitudes sur des caractéristiques essentielles et sur la pertinence de l’avis


L’avis du Conseil d’Etat est particulier : alors qu’il est explicite lorsqu’il s’agit de valider ou d’infirmer des dispositions du projet, il fait preuve de beaucoup moins de clarté quant aux réserves qu’il exprime.


Ainsi en va-t-il lorsque le Gouvernement est invité à revoir sa copie après avoir exclu les services financiers réglementés du champ d’application de la taxe. Le Conseil d’Etat émet un avis défavorable au motif que cette exclusion n’est ni justifiée par un motif d’intérêt général suffisant ni assez précise. Par suite, elle constitue une rupture d’égalité devant les charges publiques. Ces conditions sont à l’inverse remplies pour les services d’intermédiation en ligne (communication, services de paiement, etc.) utilisés par les entreprises numériques distribuant leurs produits ou services par internet et/ou finalisant leurs transactions en ligne.


L’analyse du Conseil d’Etat n’est pas aussi franche dans le reste de l’avis, notamment en ce qui concerne la territorialité de la taxe. En effet, bien que les juges du Palais Royal estiment que les règles de territorialité – qualifiées « d’inédites par rapport aux règles habituelles applicables en fiscalité directe ou indirectes » – sont conformes à la Constitution, ils bottent quelque peu en touche sur le pan européen.

Plus précisément, ils invitent implicitement la Cour de Justice de l’Union Européenne à se prononcer sur le point de savoir si une différence de puissance économique (et donc la capacité à supporter des charges financières) peut fonder un traitement fiscal spécial [8]. L’enjeu de la réserve est pourtant conséquent : la majorité des entreprises susceptibles d’être redevables de la taxe ne fournissant pas les services taxables depuis la France, la taxe GAFA doit-elle être « regardée comme établissant une différence de traitement indirecte en fonction de la nationalité »et, par suite, contraire à liberté d’établissement ?


D’autres timidités sont à relever, notamment à propos de la constitutionnalité de l’assiette de la taxe. En effet, la Haute juridiction ne tranche pas le sort à réserver à cette « imposition due à raison des encaissements annuels liés à une activité économique sans prévoir de déductions de charges ». Plus précisément, bien que le Conseil affirme qu’« aucun principe constitutionnel » ne l’interdise, cette constitutionnalité est immédiatement suspendue à la condition de ne « pas créer de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques ».


L’avis aurait mérité d’être plus franc, non pas parce qu’il en va pourtant de la mission première du Conseil d’Etat que d’apporter son expertise à l’exécutif mais bel et bien parce qu’il est évident que la justice administrative sera sollicitée pour trancher ces questions. L’impératif d’administrer une bonne justice aurait dû conduire la plus Haute Juridiction administrative, spécialement saisie à cet effet, à ne pas laisser inutilement entrouvertes les portes d’un contentieux.


En sus de ses pudeurs, cet avis doit à notre sens recevoir un crédit relatif puisque paraissant déjà caduque. En effet, pour expliquer que la taxe ne constitue pas une imposition au sens des conventions fiscales internationales et, par suite, que les entreprises ne pourront pas être exonérées par ce biais, le Conseil d’Etat se fonde sur l’absence « de mécanisme permettant d’imputer la taxe sur le montant de l’impôt sur les sociétés éventuellement dû ».

Or, la lecture croisée du projet de loi déposé à l’Assemblée nationale et de l’article 39 du Code général des impôts indique au contraire que la taxe GAFA sera déductible de l’impôt sur les sociétés ; Bruno le Maire l’ayant publiquement confirmé le 3 mars 2019 [9]. Le traitement de cette taxe par les conventions fiscales internationales est donc incertain tout comme l’interaction de la taxe GAFA française avec ses homologues espagnols, italiens et anglais.


Fondement des contentieux futurs


La taxe GAFA est aussi populaire auprès de la société civile qu’habilement critiquée par de ses futurs redevables. Certaines controverses, aussi diverses que robustes, semblent d’ores et déjà se dessiner.

La première est politique et tient à la longévité de cette taxe. Bruno Le Maire a annoncé que cette taxe prendrait fin lorsqu’un consensus européen en matière d’imposition des sociétés serait trouvé. Pourtant, force est de constater que la réticence de certains Etats-membres – citons la Suède, sûrement pour protéger son géant du numérique, Spotify – déjoue tout usage de l’article 113 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) permettant de légiférer en matière fiscale au niveau européen. En outre, le recours à la clause passerelle de l’article 48, §7 du TFUE ou l’instauration d’une coopération renforcée en application des articles 326 à 334 du TFUE s’heurteraient aux mêmes déconvenues. De plus, aussi irrégulier soit-il, le droit fiscal a cette constante de ne supprimer que très rarement les taxes réclamées par la société civile.


La taxe GAFA sera également challengée sur le terrain économico-commercial.


Commercial puisque les Etats-Unis ont récemment qualifié cette taxe de « discriminatoires à l’égard des multinationales américaines » et entendent la contester devant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Il est probable que les revendications américaines se fondent sur l’accord anti-dumping repris par le GATT en 1994 autorisant les Etats-Unis à solliciter une indemnisation et à adopter des mesures de rétorsions envers les entreprises françaises du numérique. Economique puisque des fleurons du numérique français – Rakuten, Leboncoin, Criteo, etc. – seront concernés par la taxe GAFA. Outre une charge supplémentaire, cette taxe risque d’impacter leur valorisation. En effet, si une entreprise internationale souhaite acquérir l’une de ces entreprises ou, de manière plus générales, des futures licornes françaises du numérique, l’assujettissement à la taxe GAFA diminuera le prix offert. Autrement dit, si une grande société étrangère du numérique souhaite acquérir une société française dont le chiffre d’affaires national pour les services visés excède 25 millions d’euros, la due diligence ne manquera pas de relever cette déconvenue.


La dernière controverse, non envisagée par le Conseil d’Etat, est juridique et relève du recouvrement de la taxe. Le projet de loi prévoit en effet que, pour déterminer l’impôt dû, les entreprises devront appliquer sur leur chiffre d’affaires mondial un « coefficient de présence numérique ». Ce dispositif permettra de déterminer l’assiette de la taxe : le chiffre d’affaires imposable en France est calculé à partir du chiffre d’affaires mondial auquel sera appliqué ledit coefficient. Dans le cadre de leurs déclarations, les entreprises devront donc déterminer le nombre d’utilisateurs français et le pondérer par rapport au nombre d’utilisateurs mondial.


Dans le cadre de ses contrôles, l’administration fiscale éprouvera de grandes difficultés à déterminer le nombre d’utilisateurs français et à l’étranger. Et l’ASIC (Association des Services Internet Communautaires) – qui regroupe d’emblématiques sociétés comme Dailymotion, Google, Amazon, Airbnb, eBay, Facebook, Netflix ou encore Twitter – n’entend pas lui faciliter la tâche. Sous couvert de prévenir toute atteinte au Règlement Général pour la Protection des Données (RGPD), elle a saisi la CNIL afin de déterminer si la conservation des données personnelles de leurs utilisateurs pour calculer le coefficient de présence numérique est légal.


La CNIL a d’ores et déjà fait savoir[10] que les entreprises ne pourront pas conserver les données des utilisateurs tant que la taxe n’est pas adoptée. Or, la taxe GAFA prévoyant de s’appliquer rétroactivement au 1erjanvier, tous les ingrédients d’une nouvelle saga fiscale sur la présence numérique au titre de l’exercice 2019 semblent réunis !


 

[1]Institut des Politiques PubliquesL’hétérogénéité des taux d’imposition implicites des profits en France : constats et facteurs explicatifs, Rapport IPP n°21, Mars 2019.


[2]Autorité de la Concurrence, avis n° 18-A-03, 6 mars 2018 relatif à « l’exploitation des données dans le secteur de la publicité sur internet ».


[3]Etude d’impact du projet de loi portant création d’une taxe sur les services numériques, article 1, §. 2.2, « objectifs poursuivis ».


[4]Proposition de nouvel article 299, Code général des impôts.


[5]Directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006 relative au système commun de la taxe sur la valeur ajoutée, art. 401.


[6]Ordonnance de la Cour du 12 octobre 2017 dans l’affaire C-549/16 en application et renvoi à la jurisprudence CJUE, 11 octobre 2007, C-283/06 et C-312/06.


[7] CJUE, 7 août 2018, C-475/17.


[8]Cette invitation a été formulée à plusieurs reprises dans les conclusions de l’Avocat Général à l’occasion des affaires C-236/16, C-237/16 (§.42-43) et C-234/16 et C-235/16 (§.40-41).


[9]Déclaration de Bruno le Maire dans les journaux « Public Sénat » et « Les Echos ».


[10]CNIL, saisine n° 19001533, réponse publiée sur le site de l’ASIC le 21 mars 2019.



réf. : POUMEAUD (L.), "Taxe GAFA : les enjeux soulevés par l'avis du Conseil d'État", Doctrin'Actu mars 2019, art. 47

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