Traits de lumière sur la justice pénale au Japon
Dernière mise à jour : 16 mai 2020

Entre Yôkai [1]et Sakura [2], rigueur et souplesse
La retentissante affaire Carlos Ghosn profusément commentée a mis en lumière les spécificités de la procédure pénale japonaise, celles-ci ayant pu déconcerter [3]. Il a pu être observé que la grande différence entre le Japon et l'Occident serait d'ordre culturel [4], le giri, à savoir le devoir moral, y occupant une place centrale dans la société. Dans la sphère juridique, cette particularité nippone s’exprimerait en particulier à travers la prévalence pour le règlement amiable et pacifié des conflits [5], le recours au droit et au juge apparaissant comme la solution ultime [6]. Or, quand la justice pénale est finalement saisie, se pose la question du fonctionnement de celle-ci. Cette saga inédite représente ainsi l’occasion de se pencher plus avant sur les principales règles de droit applicables en la matière.
Un système juridique entre common law et droits continentaux. La justice nippone [7] constitue un système hybride inspiré tant du droit de common law que du droit civil français. S’agissant plus spécifiquement de la matière pénale, les influences étrangères, chinoise puis occidentales depuis la restauration de Meiji [8], en 1868, ont imprégné le droit pénal. Si la législation japonaise s’est inspirée des textes français à la fin du XIXème siècle, le code pénal et le code de procédure pénale du début du siècle suivant ont puisé leur inspiration en Allemagne avant une profonde réforme à la fin des années 1940. Aussi, la Constitution de 1946 [9] instituée l’année suivant la démocratisation du pays, s’inspire fortement du système juridique américain, assurant une stricte séparation des pouvoirs. Il ressort ainsi de son article 76 que « le pouvoir judiciaire, dans son ensemble, est dévolu à une Cour suprême ainsi qu'à tout tribunal inférieur créé par la loi.
Il ne peut être créé de tribunal extraordinaire, et aucun organe ou service de l'exécutif ne peut être investi de l'exercice du pouvoir judiciaire en dernier ressort. Tous les juges se prononcent librement en leur âme et conscience et sont tenus d'observer exclusivement la Constitution et les lois ». La Constitution nippone place donc la Cour Suprême au sommet d’un pouvoir juridictionnel unique réunissant les matières constitutionnelle, judiciaire et administrative là où le système juridique français connaît trois juridictions : la Cour de cassation, le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel [10]. La doctrine considère majoritairement que la Constitution a une valeur supérieure aux traités internationaux, étant précisé que les juges japonais sont juges de la conventionnalité et de la constitutionnalité des lois.
Les juridictions inférieures comportent les cours d’appel dénommés Hautes Cours siégeant dans huit villes du pays du Soleil levant. En première instance : les tribunaux de district qui disposent d’une compétence générale, sauf compétences exclusives d’autres juridictions [11], les tribunaux des affaires familiales qui ont en charge les infractions liées à la délinquance juvénile et les tribunaux de proximité qui traitent les litiges de faible intensité tels que les infractions passibles de contraventions. Dans les tribunaux, la résolution amiable et consensuelle des litiges est favorisée et encouragée par le législateur nippon.
Unicité de formation, diversité de carrières. Les principaux acteurs de la justice japonaise, avocats et magistrats, suivent des carrières distinctes, en dépit de l’unicité de leur formation validée par la réussite au concours du Centre d’Études et de Recherche Judiciaires de Tokyo. Au sein de la magistrature, une distinction s’opère entre les juges dont l’indépendance est garantie par l’article 76 de la Constitution et les procureurs placés sous l’autorité du Ministère Public qui dépend du Ministère de la Justice.
Une durée maximale de garde à vue de 23 jours. Une personne arrêtée peut être gardée à disposition de la police pendant 23 jours : durant les 48 premières heures, la personne mise en cause peut être entendue par la police qui doit dans ce délai présenter le mis en cause au procureur. Celui-ci peut, dans un délai de 24 heures, demander à un juge une ordonnance de détention pour une durée de 10 jours susceptible d’être prolongée pour une seconde période de 10 jours. Le procureur a la faculté d’investiguer sans recours à la police dans le cadre d’enquêtes indépendantes, en particulier pour les infractions économiques et financières. Le procureur a également la possibilité de remettre le suspect en liberté si les charges lui paraissent insuffisantes. En revanche, si l’affaire est poursuivie, la détention dite préventive se transforme en détention provisoire jusqu’au procès. À titre de comparaison, la garde à vue sous l’autorité du procureur ne peut excéder 96 heures en France [12].
Si les preuves lui paraissent suffisamment solides, le procureur japonais porte l’affaire devant les tribunaux sous forme d’une poursuite formelle, par un acte d’accusation, pour les infractions pour lesquelles une peine s’emprisonnement est encourue. Une procédure accélérée a été instaurée en 2006 afin d’assurer une meilleure célérité de la justice. Pour les infractions de faible gravité, sanctionnées par de modestes amendes, une poursuite sommaire simplifiée peut être engagée. Rappelons qu’à ce jour la peine de mort dont l’application relève au final du ministère de la justice demeure en vigueur dans l’archipel.
Jusqu’au prononcé du jugement, l’accusé est présumé innocent et peut bénéficier des conseils d’un avocat. Si sa culpabilité est retenue, le jugement déterminera également la peine à laquelle il sera condamné. Sinon, il sera acquitté, étant précisé que le taux d’acquittement n’est que d’1% en moyenne. Ce taux infime s’expliquerait en partie par le taux considérable d’aveux ou de « confessions » obtenus par la police ou le procureur, ne pouvant fonder à eux-seuls une condamnation. En outre, le procureur peut interjeter appel d’un acquittement.
Une faible criminalité en baisse constante. Le taux de criminalité est généralement présenté comme l’un des plus faible au monde : en 1990, pour 100 000 habitants, à peine plus de 1300 infractions étaient recensées au Japon pour 7000 en Allemagne et plus de 8000 au Royaume-Uni. Surtout, depuis le début du XXIesiècle, le nombre d’infractions n’a eu de cesse de baisser [13]. Ainsi, en 2015, la criminalité chutait à son faible niveau depuis la seconde Guerre Mondiale, le Japon apparaissant ainsi comme une étonnante exception socio-culturelle.
L’étonnante singularité japonaise. Si la justice nippone s’est enrichie au fil du temps des normes juridiques chinoises, européennes puis américaine, elle n’en conserve pas moins une réelle originalité inspirée par la philosophie confucéenne. Entre emprunts aux systèmes juridiques étrangers et influence culturelle locale, entre souplesse et rigueur dans le règlement des conflits, la justice nippone s’avère d’une étonnante singularité.
[1]Yôkai signifie « apparition étrange », « monstre » ou « fantôme ». Il s’agit de créatures surnaturelles légendaires qui surviendraient en raison de mauvais comportements.
[2] Sakuracorrespond aux cerisiers au Japon ainsi qu’à leurs fleurs célébrées pour leur beauté et leur harmonie.
[3] The New York Times, « Carlos Ghosn Faces Japanese ‘Justice’ », 21 fév. 2019 ; Le Monde, « Le traitement judiciaire de Carlos Ghosn constitue un manquement au pacte international relatif aux droits civils et politiques », 21 janv. 2019.
[4] Jessica Lombard, « Culture traditionnelle et criminalité dans la société japonaise », AJ pénal 2017. 222. L’auteur relève que « la population incarcérée y diminue en moyenne de 3,6 % par an et le taux de criminalité est en baisse depuis 2007. La densité d'incarcération dans les prisons japonaises n'est que de 74 % contre 120 % en France en avril 2017 ».
[5] Voir en ce sens, É. Seizelet, M. Hisanori, « Justice et magistrature au Japon », PUF, 2002 ; É. Dubois, « Étude socio-légale de la résolution des conflits au Japon », Revue internationale de droit comparé, 2009, pp. 383-415, spéc. p. 383 ; Gilles Cuniberti, « Grands systèmes de droit contemporains : introduction au droit comparé », 3èmeéd., L.G.D.J., 2015. Spéc. pp. 225-270 consacré au droit japonais.
[6] Cependant, une augmentation notable du contentieux est relevée ces dernières années. Des auteurs ont soulevé les difficultés budgétaires provoquées par cette hausse constante : É. Seizelet, M. Hisanori, « Le budget de la justice au Japon », Mission de recherche Droit et Justice, 2000.
[7]Pour une étude synthétique du système judiciaire du Japon, sept. 2013 sur : http://www.justice.gouv.fr/europe-et-international-10045/etudes-de-droit-compare-10285/decouvrez-le-systeme-judiciaire-du-japon-25892.html
Pour une analyse approfondie de la justice pénale japonaise : http://www.cndj.ci/cndj/asadmin/ouvrages/575aaa6822a32.pdf
[8] L’ère Meiji qui signifie, « gouvernement éclairé »,du nom de l’Empereur dont les pouvoirs ont été restaurés en 1867.
[9] Constitution promulguée le 3 novembre 1946, entrée en vigueur le 3 mai 1947. Pour une traduction française de la Constitution japonaise : http://mjp.univ-perp.fr/constit/jp1946.htm
[10] Si l’usage de la notion de juridiction pour qualifier le Conseil constitutionnel est parfois discutée, cette qualification est retenue par le Conseil lui-même. Voir la présentation sur le site de l’institution :
https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-conseil-constitutionnel/presentation-generale
[11] Alors que les Hautes Cours sont compétentes pour les crimes d'insurrection, les tribunaux de proximité sont compétents pour connaître des infractions passibles d’amendes.
[12] Par exception la garde à vue peut être étendue à 144 heures pour les infractions terroristes.
[13] En revanche, une augmentation récente des infractions commises par les personnes âgées de plus de 65 ans a pu être observée.
réf. : ÉLÉORE-CLÉMENCE (C.), "Traits de lumière sur la justice pénale au Japon", Doctrin'Actu avril 2019, art. 56
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